Plumbers Numbers, c’est le nouveau format de la série d’articles baptisée Run & Gun. Cette période riche où les plus grandes stars réalisent des statistiques complètement hors normes. Ici, nous allons prendre le temps de nous attarder sur ces chiffres afin de voir ce qu’ils cachent. Pour le premier épisode, on s’intéresse au cas de Kareem Abdul-Jabbar.
Préambule
402, c’est le nombre de matchs que joue Kareem Abdul-Jabbar dans l’ère du Run & Gun. Dans son cas, on peut se dire que c’est peu quand on sait que sa carrière en compte 1560. Cependant, ce sont les années où KAJ effectue ses plus grosses saisons statistiques. Des moyennes de points et de rebonds affolantes qui sont la preuve de son outrageuse domination.
La carrière de Jabbar ne peut se limiter à la simple présentation de ces chiffres, mais c’est souvent eux qu’on met en avant en premier. Alors que nous racontent-ils à son sujet ? Avec 24,6 points de moyenne en carrière, ils nous disent qu’il est l’un des plus grands scoreurs de l’histoire de la NBA. Puis il y a ses 17 440 rebonds en carrière, qui font de lui le troisième rebondeur le plus prolifique All Time derrière Wilt Chamberlain et Bill Russell.
Lors des cinq années qu’il passe dans le Run & Gun, il affiche plus de 30 points et 15 rebonds de moyenne. Il ne faut pas croire que cela est rendu possible grâce à un manque de compétitivité. Quelques-uns des plus fabuleux pivots à avoir foulé un parquet de NBA ont été ses adversaires, comme Nate Thurmond par exemple.
L’intérieur des San Francisco Warriors termine la série de playoffs de la saison 1971/72 vaincu, mais le public des Bucks lui offre une véritable ovation. Larry Costello, l’entraîneur de Milwaukee le félicite en personne après qu’il ait limité Jabbar à 40 % de réussite sur la série. Abdul-Jabbar a souffert face à un des joueurs capables de contrer ce tir réputé imparable qu’est le Sky Hook.
D’autres le gènent par leur puissance ou leur expérience, si KAJ domine il ne faut pas croire qu’il le fait sans vraie concurrence. Il est comme Chamberlain le géant de son époque, ce qui lui confère un avantage, mais le niveau de jeu est déjà trop élevé pour que cela explique ses moyennes de points extravagantes.
On ne peut pas comparer, alors comparons.
C’est une des phrases qu’on entend souvent, le fameux : « on ne peut pas comparer, à cette époque c’était un autre sport ». Cette maxime fréquemment répétée tend à vouloir balayer d’un revers de la main ce que l’on n’arrive pas à clairement expliquer et ce sont toujours les statistiques qui en sont la cause. On ne peut pas les expliciter par le niveau de jeu, ce serait mentir. Dès lors on dit cela et c’est bien pratique.
Pour tordre le cou à tous ces poncifs, il est temps de faire ce qui est une hérésie pour certain. Certes, ce que je m’apprête à faire est grossier, mais cela est quand même amusant. Alors, n’ayons pas peur et comparons.
Pour ce faire, intéressons-nous à la saison 1971/72 qui est pour Kareem Abdul-Jabbar ce que la saison 1961/62 est à Wilt Chamberlain. C’est l’année du point culminant statistique de sa carrière et c’est un exemple parfait pour illustrer ces nuances qui nous échappent.
La régulière de 1971/72 est une véritable masterclass des Milwaukee Bucks qui terminent en tête de la NBA avec 63 victoires et 19 défaites. Kareem est le meilleur marqueur et le troisième rebondeur de la ligue, ce qui lui vaut un titre de MVP, son deuxième d’affilée à seulement 25 ans. Malheureusement, il se fait sortir au second tour par les Los Angeles Lakers dans ce qui est à l’époque l’équivalent d’une finale de conférence.
Trente ans plus tard, lors de la saison 2001/02, un jeune intérieur devient MVP pour la première fois. L’année suivante, il obtient son deuxième trophée de meilleur joueur à 25 ans également. Son équipe affiche le meilleur bilan avec 58 victoires, mais se fait aussi éliminer au second tour par les Los Angeles Lakers. Il est le cinquième scoreur de la ligue et le second rebondeur, il s’agit bien sûr de Tim Duncan des San Antonio Spurs.
Les deux joueurs ont, au même âge, un CV comparable et si les statistiques de Tim Duncan sont lourdes comme un cartable de CE2, elles semblent bien légères face à celles posées par son illustre aîné.

C’est là qu’il faut reconnaître qu’il existe une certaine contradiction dans les débats qui animent parfois les amoureux du basketball. D’un côté, on nous dit qu’on ne peut pas comparer et que c’est un autre sport et de l’autre se servir malgré tout de ces stats pour ériger des mythes.
Kareem Abdul-Jabbar est à juste titre considéré comme un des plus formidables scoreurs de l’histoire et des chiffres comme ceux de la saison 1971/72 semblent le confirmer. Tim Duncan est lui vu en scoreur constant, mais sa moyenne en carrière de 19 points par match fait de lui un joueur d’une classe offensive inférieure. Il devient alors évident que Jabbar lui est bien supérieur dans ce domaine.
Pourtant il demeure toujours un hic. Nous n’avons pas expliqué comment Kareem a pu afficher de telles statistiques. Peut-être qu’il a tout simplement accaparé le ballon et porté toute la charge offensive de son équipe. Derrière lui, on retrouve Bob Dandridge qui aligne plus de 18 points par rencontre, suivi par Oscar Robertson qui en marque 17. Quant à Duncan ? Celui qui score le plus de points après lui se nomme David Robinson et il ne marque que 12 points par rencontre. La solution ne se trouve pas ici non plus.
Les Milwaukee Bucks scorent environ 114 points par match, c’est 17 de plus que les San Antonio Spurs en 2002. Pourtant leur Offensive Rating est de 102, contre 106 pour les Texans. Cela veut dire que sur 100 possessions, les Bucks sont moins efficaces. Si cela est possible, c’est que d’un côté nous avons une équipe qui joue beaucoup de possessions et de l’autre une équipe qui en joue peu.
Une histoire de Pace
Ceux qui ont suivi la série Run & Gun le savent déjà, lorsqu’on parle des stats de cette ère, tout est histoire de possessions. Quand Kareem arrive en NBA en 1969, le tempo commence à ralentir, mais il reste de loin bien plus élevé que celui des années 2000. Lors de la saison 1971/72, le pace des Milwaukee Bucks est estimé à 111,2 possessions ce qui fait qu’en 44 minutes de jeu, Kareem participe à 102 d’entre elles.
À titre de comparaison, le rythme moyen de la saison NBA 2024/25 est de 98 possessions. On comprend vite que dans ce contexte et avec la même répartition de tir entre lui et ses coéquipiers, Kareem ne pourrait pas scorer 35 points par rencontre. Lorsqu’il débute, le Pace moyen est de 112. Cette marque se réduit d’année en année au même rythme que ses jambes s’alourdissent. Lors de la saison 1989/90, la première à se jouer sans lui depuis 20 ans, le Pace est descendu sous la barre des 100. Il faut attendre 28 ans pour voir cette marque symbolique atteinte à nouveau.
Entre-temps, la débandade du tempo atteint les abysses et cela tombe pile-poil dans les années 2000, celles de Tim Duncan. Pour comparer les deux joueurs, il faut alors aligner leurs statistiques sur le même nombre de possessions. La convention veut que l’on procède en le faisant sur un match qui en compte 100. Si l’on considère qu’une star joue 36 minutes, il est alors judicieux de mettre le curseur sur 75 d’entre elles.

Voilà enfin notre réponse. Comme pour Chamberlain ou Russell avant lui, Kareem Abdul-Jabbar a profité du contexte favorable de son époque pour afficher des statistiques hors normes. Ce n’est pas à l’aide de sa taille ni a un prétendu niveau faible de compétition qu’il parvient à proposer de tels chiffres. Cela est rendu possible, uniquement grâce au style de jeu de l’époque et au nombre incroyable de possessions qu’il génère.
On s’aperçoit alors que les saisons de Kareem et Tim sont statistiquement identiques. C’est d’ailleurs leurs meilleures campagnes offensives, aucun des deux ne réussit à scorer plus de 25,5 points pour 75 possessions par la suite. Un simple changement de tempo nous a donc poussés à percevoir d’un œil différent deux performances au rendement similaire. Cependant, qu’en est-il à l’échelle d’une carrière ?
Influence sur l’Histoire
Comme on vient de le voir, le Pace a une influence directe sur les statistiques qu’un joueur peut produire et la période du Run & Gun est très généreuse avec ses rejetons préférés. Mais ce n’est pas la seule capable d’offrir des possessions bonus. Les années 70 et 80 se sont elles aussi pratiquées sur un rythme bien plus élevé.
Tim Duncan n’a jamais connu de saisons ou son équipe dépasse les 95 possessions par rencontre quand celle de Jabbar dépasse les 100 possessions 19 fois. Il participe à 168 rencontres de moins que Kareem lors de sa carrière, les deux joueurs sont très proches. Par contre, il prend part à 37 000 possessions de moins que le roi du Sky Hook.
Quand on se hasarde à calculer combien représentent ces 37 000 possessions, on réalise qu’elles valent la somme de 11 000 points. Maintenant, si on soustrait le nombre total de points de Kareem moins celui de Tim Duncan, on obtient, 11 891 points. Le record de points de Kareem Abdul-Jabbar ne tient pas sur son nombre de rencontres ou sur des moyennes de points phénoménales, mais sur son nombre de possessions.
Une fois de plus, c’est en alignant les stats en carrière des deux joueurs sur 75 possessions qu’on découvre qu’ils sont extrêmement proches au niveau de leur production.

Aujourd’hui, lorsqu’on parle de Kareem Abdul-Jabbar, il est de bon ton de rappeler à quel point il est un des plus grands attaquants de l’histoire. Quant à Tim Duncan, il s’est installé une narration où il s’est mué avec l’âge en pilier de défense avec un apport offensif en berne.
Les chiffres mentent, mais pas les possessions. Et ce qu’elles nous disent, c’est que dans ce cas bien précis, nous avons affaire à deux joueurs au rendement quasi identique en tout point. C’est notre regard sur des statistiques brutes dépourvues de contexte qui nous a poussés à les interpréter et à traduire ce qu’elles semblaient nous raconter.
Alors bien sûr, on peut me dire que la domination de Tim Duncan est si évidente que ces chiffres ne changent rien au jugement qu’on peut faire de sa carrière. Cependant, il existe suffisamment de contenu vantant les mérites des performances offensives de Kareem Abdul-Jabbar pour se rendre compte que les statistiques ont participé (en partie) à le placer au dessus de la mêlée.

Comme pour Wilt Chamberlain, le tempo de jeu qu’a connu Kareem a influencé sa production statistique et de fait notre vision de celle-ci. Il en est de même pour Tim Duncan à la différence que cela lui a desservi. Nous sommes ici dans les détails, car heureusement il reste l’Histoire avec un grand H pour nous remémorer la magnificence du pivot des San Antonio Spurs.
Il en est de même pour Kareem, car si ses statistiques se voient revues à la baisse il n’en demeure pas moi un des joueurs les plus formidables et charismatiques de NBA. Mais cette petite expérience nous rappelle que notre propension à utiliser des chiffres pour construire un narratif nous joue des tours et nous sort de ce qui importe, le contexte.
Car une fois sortis de celui-ci, les 24,6 points et 11,2 rebonds de moyenne en carrière de Kareem font de lui le joueur le plus dominant de l’histoire avec Bob Pettit, Wilt Chamberlain ou encore Elgin Baylor. Ce sont les seules autres stars à avoir cumulé plus de 24 points et 11 rebonds de moyenne en carrière, que des joueurs de l’ère du Run & Gun.
Quand on se prête à cet exercice avec les stats sur 75 possessions, on découvre alors qu’ils sont neuf à avoir cumulé plus de 22 points et 10 rebonds en carrière. Il y a Tim Duncan et Kareem Abdul-Jabbar bien entendu, mais aussi Karl Malone, Shaquille O’Neal, David Robinson, Charles Barkley, Moses Malone, Hakeem Olajuwon et Patrick Ewing. C’est une belle brochette d’intérieurs dominants dont il n’est pas honteux de faire partie. Par contre, tous les joueurs du Run & Gun ont disparu.
Conclusion
Aligner les statistiques sur 75 possessions n’a pas pour but de diminuer l’impact des joueurs concernés. Cela permet simplement de ne pas tomber dans le piège d’une narration hasardeuse basée sur des chiffres. La carrière de Kareem Abdul-Jabbar reste tout autant la même, peu importe les statistiques.
Son désir d’indépendance, de liberté, ses prises de position, ses victoires, ses grands moments n’ont pas besoin d’être alignés sur un nombre précis de possessions. Ils sont, et demeurent, ceux d’un des GOAT de la balle orange et d’un personnage dont l’aura dépasse de loin les limites d’un parquet.
Ce dont on doit se rappeler, c’est qu’il nous faut se méfier des statistiques de l’ère du Run & Gun. La plupart d’entre nous les observent avec un regard faussé qui pousse ceux qui tentent de les traduire à la faute, soit en érigeant des mythes hors contexte, soit en concluant que si elles existent c’est uniquement parce que le niveau de jeu était faible en ce temps. Pire encore, on nous explique brièvement que c’est un autre sport.
Non, non et non. Le Run & Gun c’est du basketball et il en est même son essence. Tout ce qu’on trouve ou presque dans le basketball moderne se trouve déjà dans cette époque. Quant aux stats, il faut se dire que rien qui n’a était fait dans cette période n’a pas était reproduit ou même amélioré plus tard, même les 100 points de Wilt Chamberlain. Cela c’est une autre histoire, pour un prochain épisode de Run & Gun et de son nouveau format, Plumbers Numbers.