En 2015, un grand gaillard serbe au visage rond et au regard tranquille débarque à Denver. Personne ou presque ne connaît son nom, encore moins son jeu. Drafté un an plus tôt en 41e position, pendant une pub pour des tacos, Nikola Jokić entre dans la NBA par la petite porte. Mais dès ses premiers pas sur le parquet, son talent saute aux yeux. Il joue à son propre rythme, comme s’il avait déjà tout compris. Ce rookie décalé et lent, pose pourtant les premières pierres d’une œuvre qui, dix ans plus tard, l’aura vu décrocher trois titres de MVP et une bague de champion. Et tout a commencé là, dans cette saison 2015-2016.
Il ne faut que quelques secondes pour comprendre que le parcours de Nikola Jokić ne ressemble à aucun autre. Le soir de la Draft 2014, son nom s’affiche brièvement à l’écran, entre deux bouchées de burrito pour ceux qui regardent encore. À ce moment-là, personne ne prête attention à ce pivot serbe inconnu, sélectionné par les Nuggets avec le 41e choix. Il ne vient pas tout de suite, en restant une saison de plus au Mega Leks, dans le championnat serbe, et arrive discrètement dans le Colorado à l’été 2015.

À Denver, la franchise est en transition. Ni mauvaise, ni ambitieuse, mais à la recherche de repères avec l’arrivée de l’entraineur Mike Malone. Dans l’effectif, quelques jeunes sont présents comme Emmanuel Mudiay, mais aussi des vétérans qui ont vu passer du monde comme Mike Miller. Il suffit d’une séance d’entraînement pour que l’ancien sniper du Heat et double champion avec LeBron James s’aperçoive du phénomène, d’après ses déclarations dans le podcast « Pardon My Take » en mai dernier.
« La première fois que j’ai vu Nikola Jokić, j’ai pensé que c’était le meilleur joueur de la planète. Je suis arrivé en retard au camp. J’étais assis avec Mike Malone. Je regarde, et je lui dis “Je sais pas qui est ce gros moche là-bas, mais c’est le meilleur joueur de l’équipe.” Il avait des défauts, son corps n’était pas parfait, mais dès qu’il touchait la balle, le temps s’arrêtait. »
Une citation qui pourrait ressembler à une exagération en après coup mais au contraire, elle capte parfaitement ce que beaucoup de joueurs ont ressenti au contact du jeune Serbe. Quelqu’un qui ne paye pas de mine, qui ne court pas vite, qui ne saute pas haut, mais qui comprend tout, tout de suite.
Un physique trompeur
Quand on voit les premières images de Jokić à Denver, difficile de croire qu’il va tenir le choc. Il est un peu lourd, sans muscle apparent, souvent essoufflé. Avec ses 2m11 pour 130 kg, il n’incarne pas exactement le prototype du pivot moderne tel qu’on l’imaginait en 2015. Pourtant, cette impression ne dure que quelques minutes. Dès qu’il a la balle, tout change, il ralentit le jeu, pas parce qu’il est lent, mais parce qu’il le contrôle. Il voit les lignes de passe que les autres ne regardent même pas, il comprend les angles, les timings, les espaces et surtout il joue pour les autres.
En sortie de banc sur les premiers mois, il gagne du temps de jeu petit à petit. Il joue 80 matchs, en démarre 55 sur le banc, mais affiche une régularité bluffante pour un rookie. Il tourne à 10 points, 7 rebonds et 2,4 passes en seulement 21 minutes de jeu. Il réussit 16 double-doubles dans la saison, un total qui le place parmi les rookies les plus productifs de sa génération. Surtout, il le fait sans forcer, sans jamais donner l’impression de jouer pour les stats avec des pourcentages solides ( 51 % au tir, 33 % à trois points), preuve de sa polyvalence.

Mike Malone, pas du genre à distribuer les compliments faciles, capte vite qu’il tient quelque chose de rare. Il a raconté dans un podcast avec Zach Lowe en 2023, ce moment où il s’est rendu compte du joyau dont il disposait, un soir à San Antonio.
« Ma première Summer League était aussi la sienne. Il était en surpoids, pas en forme, mais déjà spécial. Le match qui m’a marqué, c’est contre les Spurs de Tim Duncan. C’était chez eux, ils étaient champions en titre. Et Nikola sort un match incroyable. 22 points, 7 rebonds, 5 passes. C’est ce soir-là que j’ai su. »
Un match contre les Spurs comme point de bascule dans la carrière de Jokić
Le 27 décembre 2015, les Nuggets se déplacent au AT&T Center de San Antonio dans ce fameux match référence pour M.Malone. Face à eux, les Spurs, champions NBA en titre, avec dans la raquette un certain Tim Duncan, quintuple champion NBA, légende vivante au poste d’intérieur. Ce soir-là, Jokić ne se contente pas de faire de la figuration. Il termine le match avec 22 points, 7 rebonds et 5 passes décisives. Le Joker n’a pas juste une belle ligne de stats mais une vraie emprise sur le jeu, une sérénité désarmante et une capacité à prendre les bonnes décisions sous pression. Il tient la comparaison face à une équipe d’élite sans trembler.
C’est ce genre de performance, pas toujours éclatante mais profondément juste, qui marque les esprits à Denver. Une autre, quelques semaines plus tôt, le 19 novembre, l’avait déjà mis en lumière. Cette fois encore face aux Spurs, il signe 23 points et 12 rebonds, un double-double d’une régularité de vétéran.
Et puis il y a ce match du 2 février 2016, contre les Raptors de Toronto de DeMar Derozan. Ce soir-là, Jokić étale toute sa palette. Il finit avec 27 points, 14 rebonds et 4 passes. Chaque possession qui passe entre ses mains gagne en fluidité. Le Joker lit le jeu avec un temps d’avance sans ne jamais hésiter. Ce genre de performance rappelle déjà ce qu’il deviendra plus tard : un intérieur capable de gérer une attaque comme un meneur.
David Fizdale, alors entraineur des Knicks, voit en lui un phénomène rare. Il déclare aux antennes du New York Post :
« C’est un Magic Johnson de 2m18. Il fait un peu tout, et bien. Il lance les contre-attaques, passe comme un arrière. »
Dans le jeu des comparaisons, Jokić bouscule tous les repères. Il ne rentre dans aucune case et c’est justement pour ça qu’il intrigue autant.
La confirmation de la saison de Jokić
À l’époque, peu d’observateurs osent parler de futur MVP. Et pourtant, il a déjà l’altruisme, la vision, la création et la capacité de faire jouer les autres. Jokić finit la saison dans le NBA All-Rookie First Team, aux côtés de Devin Booker, Karl-Anthony Towns, Kristaps Porziņģis, D’Angelo Russell, et Myles Turner. Il n’a pas leur hype ni leur cote en sortie de Draft mais il a déjà un identité, ce que les autres mettent parfois des années à trouver.
Jokić préfère passer le ballon plutôt que scorer à tout prix, le collectif tourne mieux quand il est sur le terrain. Le Joker transforme ce qu’il touche et c’est ça la marque des très grands.
Mike Malone le résume ainsi, toujours au micro de Zach Lowe :
« Mon père, qui était coach, m’a toujours dit que le propre des grands joueurs, c’est de rendre les autres meilleurs. C’est ce que fait Nikola Jokić. »
À seulement 20 ans dans une saison rookie, Nikola Jokić impose déjà un style, une présence et une jeu qui respire la maturité.
Une décennie plus tard, la NBA lui appartient
Aujourd’hui, quand on regarde en arrière, difficile de ne pas sourire. Ce joueur qu’on découvrait à peine, sélectionné dans l’indifférence générale, est devenu l’un des plus grands de sa génération. Trois titres de MVP (2021, 2022 et 2024), une bague de champion NBA (2023), 7 fois NBA All-Star et une place déjà acquise parmi les meilleurs intérieurs de l’histoire. Et ce style inimitable, lent mais chirurgical.

Tout ça, sans jamais vraiment changer ce qu’il était déjà à 20 ans. La saison 2015-2016 ne restera peut-être pas dans les livres d’histoire comme une campagne légendaire. Mais elle reste, pour ceux qui ont regardé, comme l’acte de naissance d’un génie tranquille. Un joueur que personne n’attendait, mais que personne n’a pu ignorer bien longtemps.
À Denver, on a vu naître quelque chose d’unique. Et tout a commencé avec un rookie qui, en apparence, n’avait rien de spéciale.