En 1999, Martin Dusseault, travailleur social au CLSC du Plateau Mont-Royal à Montréal, découvre un paradoxe saisissant dans la cour de l’école secondaire Jeanne-Mance (des élèves de 12 à 17 ans). Des adolescents, majoritairement issus de la communauté noire et de familles immigrées précaires, s’affrontent avec passion sur des playgrounds délabrés. Pourtant, l’école ne propose aucune activité parascolaire structurée, et ces jeunes cumulent les risques de décrochage scolaire. Dusseault, lui-même mordu de basket, y voit une opportunité : transformer ces matchs officieux en un programme psychosocial novateur.
Bien dans mes baskets naît ainsi, et le club des Dragons de Jeanne-Mance avec. Il se structure ensuite en 2007 avec l’arrivée de Gédéon Ouimet, travailleur social et entraîneur. Dans un entretien accordé à Cent Degrés, Dusseault revient sur sa motivation première : « Le basket était un prétexte pour rejoindre ces jeunes là où ils étaient, physiquement et émotionnellement. Je voulais leur montrer qu’ils avaient une place, ici et ailleurs ». Le credo de Dusseault ; utiliser le sport pour créer du lien, restaurer la confiance chez les adolescents et contrer les déterminismes sociaux.
Trois piliers du programme Bien dans mes baskets
Le programme repose en trois grands points. Premier pilier : des entraînements de basket accessibles à tous, sans critère de performance, où le sport devient un prétexte pour aborder des compétences psychosociales. Les séances mélangent exercices techniques et ateliers sur la gestion du stress, la communication non violente ou la persévérance scolaire.
Deuxième pilier : un suivi individualisé par des travailleurs sociaux, qui interviennent aussi bien sur le parquet que dans les couloirs de l’école. Ils aident les jeunes à naviguer entre difficultés familiales, conflits scolaires et projets d’avenir.
Troisième pilier : l’engagement communautaire. Chaque participant doit réaliser 20 à 30 heures de bénévolat annuel, que ce soit en nettoyant des parcs, en mentorant des élèves du primaire ou en organisant des tournois intergénérationnels. « Le basket n’est qu’un point de départ. L’objectif est de les rendre acteurs de leur communauté », explique Dusseault.
Reconnaissance institutionnelle et expansion
Depuis sa création, Bien dans mes baskets a été distingué à plusieurs reprises pour son approche novatrice. En 2013, le programme remporte le Prix du Mérite montréalais, décerné par Sport et Loisirs de l’île de Montréal, pour sa contribution exceptionnelle au développement du bénévolat. Cette récompense souligne les plus de 1.000 heures d’engagement communautaire cumulées cette année-là par les participants. En 2023, il obtient le Prix d’excellence en intervention sociale du Québec, reconnaissant son impact sur la persévérance scolaire et l’inclusion des jeunes vulnérables.
Son succès a conduit à son déploiement dans 12 écoles québécoises, dont une communauté innue à Mashteuiatsh. Là-bas, le basket est combiné à des ateliers sur la culture autochtone, intégrant des rituels traditionnels et des discussions sur l’identité. Cette adaptation démontre la flexibilité du programme pour répondre à des réalités locales distinctes. Sur le plan international, Bien dans mes baskets a été présenté en 2014 au Forum mondial Educasport comme une « pratique transformative », ouvrant des pistes de collaboration avec des organismes en France et en Belgique.
Intégration des filles : une inclusion qui marque des points
Le programme Bien dans mes baskets a connu une évolution remarquable en matière de parité. Alors qu’en 1999, les filles représentaient moins de 10% des participants, elles composent désormais près de la moitié des effectifs. Cette progression s’explique par des actions ciblées : création de ligues réservées aux filles, ateliers sur l’estime de soi et recrutement d’entraîneuses féminines.
Souvent confrontées à des stéréotypes de genre dans le sport, ces filles ont pour les soutenir des ateliers spécifiques, combinant basketball et discussions sur des thèmes comme le leadership au féminin ou la gestion du stress en contexte compétitif.
Beaucoup de ces adolescentes n’osaient même pas entrer dans un gymnase avant. Aujourd’hui, elles en sont des leaders », expliquait un intervenant anonyme en 2013.
Enfin, le site officiel du programme met en avant des initiatives comme les journées « Filles et fières », où des joueuses universitaires viennent partager leurs parcours, brisant ainsi les préjugés sur la place des femmes dans le sport.
Plus qu’un sport, une famille
Les résultats sont tangibles : depuis 2010, le taux de diplomation à Jeanne-Mance a grimpé de 30%, et 85% des participants déclarent une meilleure estime de soi. Le programme, récompensé par le Prix d’excellence en intervention sociale du Québec en 2023, mise aussi sur l’engagement communautaire. Les jeunes effectuent des heures de bénévolat, nettoyant des terrains, organisant des tournois ou mentorant des élèves du primaire. Une façon de contrer les stéréotypes auxquels ces adolescents font face.
Le Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales (CREMIS) salue dans une analyse l’approche « globale et préventive » du programme, notant une amélioration marquée du bien-être psychologique et du sentiment d’appartenance chez les participants. Des études rapportent même une baisse des décrochages scolaires dans cette école classée en milieu défavorisé. Ce sentiment d’appartenance à l’équipe des Dragons s’assimile à un sentiment d’appartenance à l’école. Dans des quartiers défavorisés où les gangs de rues sont nombreux, il est important que des programmes comme celui-ci existent afin d’empêcher les adolescents d’être influencés par ces gangs.
Le programme mise aussi sur la solidarité intergénérationnelle. D’anciens participants reviennent comme mentors pour les plus jeunes, ou simplement continuent leurs actions de bénévolats même après avoir quitté l’école.
Bien dans mes baskets brise les déterminismes sociaux. En 2011, 88% des participants étaient issus de l’immigration, souvent confrontés à des discriminations systémiques. Le programme agit comme un médiateur entre ces jeunes et l’institution scolaire, défendant leurs intérêts auprès des enseignants et facilitant leur accès à des ressources psychosociales.
On ne se contente pas de les entraîner. On les aide à négocier leur place dans la société », souligne un intervenant.
Des limites et des défis
Le programme fait face à des défis financiers significatifs, avec 70% de son budget dépendant de subventions publiques et de dons privés. Cette précarité financière limite sa capacité à se développer de manière stable, notamment pour embaucher du personnel supplémentaire, acheter du matériel sportif ou étendre ses services à de nouvelles écoles. Par ailleurs, bien que le programme agisse sur les dynamiques scolaires et psychosociales, il ne peut résoudre à lui seul les inégalités systémiques qui persistent dans le milieu éducatif, comme les biais inconscients de certains enseignants envers les élèves issus de minorités entre autres. Ces limites rappellent la nécessité d’une approche plus large, combinant interventions locales et politiques publiques renforcées.
Bien dans mes baskets est bien plus qu’un programme sportif : c’est une démonstration éclatante de la puissance du basketball comme outil de transformation sociale. En 25 ans, cette initiative a redéfini les frontières entre le terrain de jeu et la salle de classe, offrant à des centaines de jeunes Montréalais issus de milieux défavorisés bien plus que des ballons et des paniers. Elle leur a offert une seconde famille, un espace de reconnaissance où se construisent estime de soi, persévérance scolaire et engagement citoyen.
Grâce aux Dragons, la jeunesse apprend à voir l’école comme un tremplin plutôt qu’une prison. Ce programme prouve qu’un ballon orange peut être une arme contre les inégalités. Si les défis financiers persistent, le programme incarne une lueur d’espoir : celle d’une société où le sport ne se contente pas de divertir, mais répare, rassemble et élève. Comme le résume Martin Dusseault : « Le plus beau panier n’est pas celui qui fait gagner un match, mais celui qui permet à un jeune de croire en son avenir. » Et sur ce terrain-là, les Dragons de Jeanne-Mance marquent décidément des points à chaque saison.