Limoges 1999-2000 : du bord du gouffre au triplé historique

On a dit du Limoges CSP que ses plus belles heures étaient derrière lui à la fin des années 1990. On a dit qu’un club de province en proie à des dettes ne pourrait plus jamais dominer le basket français. On a dit aussi que la Pro A était désormais l’affaire d’autres places fortes – Pau-Orthez, Villeurbanne, ou le Paris de l’ambitieux PSG Racing – et que l’ère dorée du Cercle Saint-Pierre était révolue. En somme, tout semblait jouer contre Limoges en cette fin de siècle. Mais rien de tout cela ne laissait présager l’épopée incroyable de 1999-2000, lorsque le CSP réalisa un triplé historique (Championnat de France, Coupe de France, Coupe Korać) qui allait marquer à jamais les mémoires.

Un contexte sous tension dans le basket français

Basket : la Pro A devient la Jeep Elite

La fin des années 90 est une période de contrastes pour le basket français. D’un côté, les souvenirs des exploits européens, comme le sacre du CSP en EuroLeague 1993, entretiennent de grandes attentes autour des clubs historiques. De l’autre, des tensions économiques et des scandales financiers fragilisent ces mêmes institutions. Les sponsors se font plus rares, les budgets serrés, et Limoges, monument du basket tricolore, n’échappe pas à la tourmente. Le club n’a plus remporté de titre depuis 1995 et traverse des turbulences sportives et juridiques. En octobre 1999, le siège du CSP est même perquisitionné pour des raisons financières, symptôme d’une situation presque inextricable. Partout, on craint que l’héritage des grands clubs français ne s’effondre.

Dans ce contexte, les grandes rivalités nationales demeurent néanmoins le cœur battant du championnat. Les duels Limoges–Pau-Orthez, le classique du basket français, enflamment toujours les parquets, opposant deux bastions aux joutes mémorables. Villeurbanne (ASVEL), autre club historique, monte en puissance et rêve de renouer avec un titre qui lui échappe depuis des années. À Paris, le PSG Racing tente d’installer la capitale sur la carte du basket hexagonal, s’appuyant notamment sur un jeune meneur prometteur du nom de Tony Parker. C’est dans cette atmosphère à la fois passionnée et instable que Limoges entame la saison 1999-2000, porté par l’espoir de retrouver sa grandeur mais freiné par des incertitudes financières omniprésentes.

Au bord du gouffre, l’électrochoc limougeaud

Le début de saison 1999-2000 du CSP Limoges est très difficile. Sur le terrain, malgré un effectif talentueux, la mayonnaise ne prend pas. Les hommes de Dusko Ivanovic (l’exigeant coach monténégrin à la rigueur quasi militaire) enchaînent les performances en demi-teinte. Le jeu collectif peine à se mettre en place, si bien qu’un premier changement majeur survient : l’arrière américain Carl Thomas, peu convaincant, est remplacé en cours de route par Marcus Brown, un scoreur d’élite qui va immédiatement booster l’attaque limougeaude. Mais c’est surtout en coulisses que se joue le tournant de la saison. Les caisses du club sont vides, une véritable épée de Damoclès financière menace de faire tout s’écrouler.

effectif CSP Limoges 1999/2000 crédit : beaublanc.com

Au creux de l’hiver, le président Jean-Paul de Peretti annonce aux joueurs que le dépôt de bilan est inévitable si rien ne change. Chaque match pourrait être le dernier. Face à la catastrophe imminente, une lueur de solidarité extraordinaire va naître. Emmenés par leur capitaine Yann Bonato, les joueurs cadres décident de faire un geste impensable : baisser drastiquement leurs salaires pour soulager les finances et tenter de sauver le club. Bonato et le pivot Frédéric Weis montrent l’exemple en acceptant une réduction de 70% de leur rémunération. Tous n’adhèrent pas spontanément à l’idée – les Américains Brown et Harper Williams marquent d’abord leur réticence, Brown disparaissant même brièvement des entraînements, mais le groupe finit par s’unir dans le sacrifice. Les supporters, de leur côté, se mobilisent et récoltent en urgence 500 000 francs pour renflouer les caisses du club. La somme est insuffisante pour combler le gouffre, mais le message est clair : la famille de Beaublanc fera front, envers et contre tout.

Didier Rose en conférence de presse en janvier 2000 crédit : Michel Hermans / AFP

C’est le déclic. N’ayant plus rien à perdre, les joueurs abordent la suite de la saison l’esprit libéré et le couteau entre les dents. Contre toute attente, le collectif limougeaud se mue en un véritable rouleau compresseur. L’équipe resserre sa défense, joue chaque possession comme si c’était la dernière et trouve enfin son identité. Ce sursaut sportif s’illustre lors d’un soir de mars mémorable à Pau, dans la salle fétiche de l’Élan Béarnais, où l’équipe locale n’avait plus perdu depuis quatre ans, Limoges arrache la victoire sur un buzzer beater de Marcus Brown. Un exploit retentissant face au rival de toujours, qui fait office de déclaration, le CSP est de retour. Gonflés à bloc, Bonato et ses coéquipiers terminent la saison régulière en trombe, avec 21 victoires pour 9 défaites, à la 2ème place du classement. Une place inespérée quelques mois plus tôt. Le miracle sportif est en marche, alimenté par une foi collective inébranlable.

Frédéric Weis, le géant au service de l’équipe

Frédéric Weis au lancer franc

Parmi les artisans de cette résurrection, Frédéric Weis tient une place à part. Du haut de ses 2,18 m, le jeune pivot de 22 ans est le pilier de la défense limougeaude. Impossible de le manquer sur le parquet : véritable tour de contrôle de la raquette, Weis dissuade quiconque ose s’aventurer près du cercle. Ses bras interminables semblent couvrir toute la peinture, et les attaquants adverses réfléchissent à deux fois avant de défier ce colosse. Match après match, il s’impose comme un rempart infranchissable, multipliant les contres intimidants et les rebonds salvateurs. Son impact ne se mesure pas qu’en chiffres, mais il convient de noter qu’il fait partie des meilleurs contreurs et rebondeurs du championnat, et qu’il a été sélectionné plusieurs années de suite au All-Star Game français, une preuve de sa domination dans la peinture.

Surnommé « Big Fred » par les fans, Weis n’est pas seulement un grand gabarit : c’est un compétiteur né, formé à l’école de la rigueur. Cette saison 1999-2000, il élève encore son niveau de jeu dans les moments décisifs. En playoffs, face aux puissants intérieurs adverses, son rôle est déterminant. On le voit batailler sans relâche contre les pivots de Villeurbanne en finale, contester chaque tir, plonger au sol pour récupérer des ballons précieux. Offensivement, il sait se montrer discret mais terriblement efficace : un écran bien posé pour libérer un coéquipier, un dunk rageur sur une passe lobée de Bonato, ou ce petit hook shot main droite qui fait mouche lorsque l’occasion se présente.

Au-delà des aspects tactiques, Frédéric Weis symbolise aussi l’état d’esprit de ce Limoges version 2000. Fraîchement drafté en 15e position par les New York Knicks en juin 1999, il aurait pu céder aux sirènes de la NBA et quitter le navire. Mais convaincu par son attachement au club, il choisit de rester à Limoges pour mener à bien la mission collective. Ce choix de cœur, plutôt que de carrière, résonne fortement dans le vestiaire. Son abnégation et son humilité forcent le respect de tous. Toujours le premier à encourager un coéquipier ou à reconnaître la bravoure d’un adversaire, le géant français dégage une présence rassurante. À Beaublanc, chaque contre de Weis soulève la foule, chaque panier provoque une clameur nourrie d’admiration. Il est le pivot dominant autour duquel le CSP a pu reconstruire sa forteresse.

Frédéric dans la raquette de Châlons en Champagne

Yann Bonato, le capitaine charismatique

Crédit : basket-retro.com

 S’il est un joueur qui incarne l’âme de cette équipe, c’est bien Yann Bonato. Ailier de 27 ans au talent éclatant, Bonato est le capitaine et le leader naturel du CSP. Son charisme se fait sentir dès l’échauffement, lorsqu’il harangue ses partenaires et capte l’attention du public d’un simple regard ou d’un geste du bras. Véritable métronome offensif, il apporte des points (souvent une quinzaine ou plus par match) tout en guidant le collectif par son intelligence de jeu. Mais au-delà des statistiques, c’est son cœur et sa hargne qui ont transcendé Limoges durant cette saison de légende.

Bonato n’en est pas à son coup d’essai : formé à Antibes et passé par le PSG Racing, il a même été élu MVP français du championnat en 1995, avant de tenter l’aventure en Italie. Son retour à Limoges à l’été 1999 a tout d’un choix symbolique. Il revient dans son club de cœur (il y avait déjà joué de 1995 à 1997) en sachant pertinemment que la situation y est compliquée. Plutôt que de fuir les problèmes, il choisit d’endosser la responsabilité de capitaine dans la tempête. Et quelle tempête ! Lorsque les salaires ne tombent plus, c’est lui qui prend la parole pour mobiliser les troupes et proposer les fameux sacrifices financiers. Cette attitude exemplaire, inattendue de la part d’un joueur parfois jugé individualiste, lui vaudra d’ailleurs le surnom affectueux de “Capitaine Flam” de la part des supporteurs limougeauds. Bonato, tel le héros de dessin animé, a rallumé la flamme dans les yeux de ses coéquipiers.

Yann Bonato lors du match d’appui à Beaublanc face à Pau en 1/2 finale du championnat en 2000 crédit : Frédérique Avril

Sur le terrain, Yann Bonato est le facteur X de Limoges. Grand arrière de 2,01 m, élégant et athlétique, il est capable de tout faire : pénétrer dans la défense, provoquer les fautes, artiller longue distance ou servir un coéquipier démarqué d’une passe millimétrée. Chaque fois que l’équipe doute, il assume ses responsabilités. En Coupe de France, lors de la finale à Bercy, c’est lui qui prend feu en seconde mi-temps pour renverser le cours du match, enchaînant les paniers décisifs alors que le PSG Racing de Laurent Sciarra et Tony Parker tentait de faire vaciller Limoges. En championnat, face à l’ASVEL en finale, on le voit serrer les dents quand la série tourne mal, exhorter ses partenaires à “rester ensemble” après la défaite à domicile, puis sortir un match plein lors du match décisif à l’Astroballe. Son leadership émotionnel est palpable jusque dans les tribunes, quand Bonato s’élance en contre-attaque ou plonge pour un ballon perdu, c’est tout Beaublanc qui s’embrase, emporté par la rage communicative de son capitaine.

Acte I : la Coupe Korać, un rêve européen retrouvé

Le premier acte du triplé limougeaud se joue sur la scène européenne, en Coupe Korać. Au fil des mois, le CSP est devenu un adversaire que personne ne souhaite croiser, et les Limougeauds se frayent un chemin jusqu’en finale de cette compétition continentale (la “C3” européenne de l’époque). L’ultime obstacle se nomme Unicaja Málaga, solide formation espagnole. La finale se joue en deux manches, aller-retour, et c’est dans un Beaublanc incandescent que Limoges accueille le match aller le 22 mars 2000. Porté par plus de 6 000 fans en fusion, le CSP livre une partition de rêve. L’attaque déroule, la défense étouffe Málaga, et Marcus Brown, intenable, score 31 points lors de cette soirée magique. Victoire écrasante 80-58 : l’avance est confortable pour le match retour.

Limoges et la coupe Korac en 2000 Crédit : Michel Gangne

Une semaine plus tard en Andalousie, les joueurs de Dusko Ivanovic savent qu’il leur faut gérer cet avantage sans s’effondrer sous la pression espagnole. Málaga jette toutes ses forces dans la bataille et s’impose 60-51, mais c’est une marge insuffisante pour priver Limoges du sacre. En combinant les scores des deux rencontres, le CSP l’emporte, s’adjugeant ainsi la Coupe Korać 2000, son cinquième trophée européen, et le premier depuis sept ans. Dans les vestiaires, l’émotion est immense. Ce titre a une saveur particulière, il est la récompense de tous les sacrifices consentis durant l’hiver. En quelques jours, Limoges est redevenu un nom qui compte sur la carte de l’Europe du basket. Et pour la ville entière, fière de son club, ce succès continental est source d’une euphorie comme on n’en avait plus connu depuis longtemps.

Acte II : la Coupe de France, au sommet de la scène nationale

Crédit : D.Bardou

Revenus d’Espagne avec une nouvelle coupe dans les bagages, les Limougeauds n’ont guère le temps de savourer : un autre défi de taille les attend sur la scène nationale. Le 30 avril 2000, c’est l’heure de la finale de la Coupe de France, disputée à Paris-Bercy. En face, le PSG Racing, club de la capitale, est bien décidé à faire tomber le CSP de son piédestal européen. Sur le parquet parisien, une constellation de talents français se livre bataille, côté Racing, Laurent Sciarra, formidable meneur et champion d’Europe en titre avec les Bleus, commande les troupes, secondé par un jeune prodige de 17 ans nommé Tony Parker, qui fait déjà parler sa fougue et sa vitesse. Côté Limoges, Bonato, Weis et consorts entendent bien prouver que leur récente réussite n’a rien d’un feu de paille.

La finale tient ses promesses. Dans une ambiance électrique, les deux équipes se rendent coup pour coup. Sciarra régale par ses passes et Parker, sans complexe, file en contre-attaque dès qu’une ouverture se présente. Mais Limoges ne panique pas. Forts de leur expérience et d’une défense solide, les hommes d’Ivanovic restent au contact. À la pause, l’écart est mince. C’est alors que Yann Bonato, fidèle à son statut de leader, décide de prendre les choses en main. En seconde période, il enchaîne les actions d’éclat : un tir primé dans le corner qui fait mouche, une interception suivie d’un lay-up, et cette pénétration pleine de détermination où il transperce la défense parisienne pour aller marquer avec la faute. Le capitaine donne le ton, et toute l’équipe hausse son niveau dans son sillage. Frédéric Weis, quant à lui, verrouille la raquette en repoussant plusieurs tentatives de lay-up – dont une envolée de Tony Parker brutalement stoppée par la verticalité du pivot limougeaud, rappelant au jeune loup qu’il lui reste du chemin avant de détrôner les anciens.

Le buzzer retentit sur le score de 79-73 en faveur de Limoges. Le CSP remporte la Coupe de France, son deuxième trophée en un mois, et laisse éclater sa joie sur le parquet de Bercy. Ce sacre national, le 6ème de l’histoire du club dans cette compétition, est vécu comme une renaissance. Les joueurs communient avec les supporters descendus à Paris pour l’occasion, chantant et brandissant l’argenterie. Le retour en train vers Limoges restera dans les annales : dans un wagon festif, équipe et fans célèbrent ensemble cette victoire, transformant le trajet en une prolongation euphorique de la finale. Après des années de disette, Limoges est de nouveau au sommet du basket français, et toute la ville s’enivre de cette réussite retrouvée.

Acte III : champion de France, au bout du suspense

 Le 27 mai 2000, un mois après Bercy, Limoges s’apprête à jouer la dernière scène de son fabuleux triptyque. La finale du championnat de France Pro A oppose le CSP à l’ASVEL Villeurbanne, le club lyonnais qui a terminé meilleur bilan de la saison régulière. Cette finale se joue au meilleur des trois matchs, avec l’avantage du terrain pour l’ASVEL. Qu’importe : portée par sa dynamique, l’équipe limougeaude réalise un nouvel exploit lors du match aller à l’Astroballe de Lyon. Dans la chaude ambiance de l’antre villeurbannaise, Limoges pratique un basket clinique et s’impose 87-74, raflant d’entrée l’avantage du terrain. Euphoriques, peut-être un peu trop sûrs d’eux, les verts et blancs abordent le match retour à Beaublanc en pensant la route dégagée. Erreur. Devant son public, le CSP tombe sur un sursaut d’orgueil de l’ASVEL qui, mené par un Moustapha Sonko des grands soirs, l’emporte 69-58. Le rêve de titre est repoussé à une “belle” décisive, de retour sur le parquet lyonnais.

Crédit : limogescsp.com

Ce coup de massue réveille les vieux démons, et si tout s’arrêtait là, si l’équipe avait laissé passer sa chance ? Mais il en faut plus pour faire douter ces Limougeauds version 2000. Quelques jours plus tard, pour l’ultime match de la saison, le CSP retrouve son visage de guerrier. À Villeurbanne, dans une salle acquise à la cause de l’ASVEL, Limoges joue crânement sa chance, déployant la même intensité qu’en demi-finale face au Mans ou en quart face au rival palois. Le match est âpre, chaque panier se mérite. Harper Williams brille par son énergie en sortie de banc, Marcus Brown enquille les tirs importants malgré la défense de Villeurbanne, et Frédéric Weis livre un duel titanesque dans la peinture avec le vétéran international Jim Bilba. Yann Bonato, lui, plane littéralement sur la rencontre, il score, il passe, il défend, galvanise ses partenaires à chaque action positive. Sous la houlette d’Ivanovic, dont la voix rauque n’a cessé de retentir pour guider ses troupes, Limoges creuse l’écart en deuxième mi-temps. À mesure que les minutes s’égrainent, l’exploit se dessine.

Lorsqu’enfin la sirène finale retentit, le tableau d’affichage affiche 78-66 en faveur de Limoges. Champion de France ! Contre toute attente, le CSP Limoges décroche le onzième titre national de son histoire, parachevant un triplé inédit Coupe d’Europe–Coupe nationale–Championnat. Sur le terrain, c’est une explosion de joie verte et blanche. Yann Bonato exulte, tombant dans les bras de Fred Weis. Quelques instants plus tard, le capitaine, épuisé mais euphorique, s’empare du micro au centre du terrain pour lancer à la cantonade une phrase devenue légendaire : « Limoges est l’équipe de l’année… Bonnes vacances ! ». Un trait d’humour rempli de fierté, alors que ses coéquipiers, hilares, brandissent le trophée de champion. L’ASVEL de Greg Beugnot et Moustapha Sonko, valeureuse jusqu’au bout, doit s’incliner devant plus fort qu’elle. La hiérarchie sportive est bouleversée : le club au bord du précipice quelques mois plus tôt trône désormais au sommet du basket hexagonal.

Il était une fois un club au bord du gouffre qui refusa de mourir et écrivit l’une des plus belles pages du sport français. Le triplé historique du CSP Limoges en 1999-2000 est plus qu’un palmarès : c’est une leçon de courage collectif et de passion indéfectible. L’histoire d’une équipe qui, dans l’adversité la plus totale, a trouvé la force de se hisser ensemble jusqu’au sommet, pour l’éternité.