En 1983, les Philadelphia 76ers ont remporté leur troisième titre NBA au terme d’une campagne dominée de bout en bout. Une équipe taillée pour le titre, construite dans l’ombre du Showtime et d’une ligue encore marquée par l’héritage des années 1970. Portée par la puissance brute de Moses Malone et la grâce mature de Julius Erving, elle a imposé son rythme. Quarante ans plus tard, ce titre reste l’un des plus maîtrisés de l’histoire moderne. Et pourtant, il reste curieusement sous-estimé.
Depuis l’arrivée de Julius Erving en NBA en 1976, Philadelphie rêve de grandeur. Le Doc, déjà superstar en ABA, incarne un basket nouveau : aérien, charismatique, spectaculaire. Dès sa première saison sous les couleurs des Sixers, il les emmène en Finales de conférence, et l’année suivante, en Finales NBA. Mais les résultats ne suivent pas. En six saisons, les Sixers atteignent trois Finales NBA, pour autant d’échecs. En 1977, ils s’inclinent face à Portland (2-4). En 1980, puis en 1982, ce sont les Lakers de Magic Johnson et Kareem Abdul-Jabbar qui leur barrent la route (2-4 les deux fois). À chaque fois, il manque quelque chose : du rebond, de la dureté, du sang-froid.
L’équipe est brillante mais incomplète. George McGinnis, ailier fort au physique impressionnant et double All-Star avec les Sixers, est arrivé d’Indiana en 1975 auréolé de son titre ABA de 1973, mais il ne s’est jamais vraiment adapté au système collectif de l’équipe. Trop individualiste, inconstant, il quitte la franchise dès 1978. Darryl Dawkins, pivot spectaculaire surnommé « Chocolate Thunder », a marqué les esprits par ses dunks ravageurs, mais son manque de discipline défensive a limité son impact. Les postes intérieurs manquent alors de constance défensive et de régularité dans l’effort. Erving, lui, porte trop de poids sur ses seules épaules, devant compenser l’absence d’un pivot de très haut niveau.
Je pense que tout le monde a apprécié le succès de l’équipe, sa qualité et sa compétitivité. Mais ils étaient également conscients que les Celtics et les Lakers étaient redoutables. Si jamais ils pouvaient trouver un centre capable de rivaliser avec [Robert] Parish ou Kareem [Abdul-Jabbar], ce serait la pièce manquante du puzzle. » – John Nash, assistant Général Manager de l’époque pour Philly Mag
L’été 1982 agit donc comme une ligne de fracture. Après une défaite cuisante en six matchs face aux Lakers lors des Finales NBA, les dirigeants décident de frapper fort. Ils envoient Caldwell Jones, un pivot défensif respecté, membre de la All-Defensive Team en 1981, mais limité offensivement, à Houston dans un sign-and-trade pour récupérer Moses Malone. L’ancien des Rockets arrive à Philly en tant que MVP en titre et double tenant du titre de meilleur rebondeur. Le message est clair : il n’est plus question de briller, il est temps de dominer.
Quand on a fait cet échange, on a vu un changement dans toute l’équipe. Ils ont compris : ‘Voici l’homme.’ Il était en mission, il venait à Philadelphie pour gagner une bague. » – Billy Cunningham, Coach des 76ers de 1983
Moses Malone, taiseux, rugueux, est tout ce que Julius Erving n’est pas. Là où le Doc survole les parquets, Moses a les pieds bien sur terre. Il incarne une forme brute de domination. Dès sa première conférence de presse, il annonce la couleur. Quand on lui demande ce qu’il faut pour être champion, il répond : « Fo’, fo’, fo’ ». Décryptez « Four, Four,Four ». Soit trois sweeps, trois séries gagnées 4-0 (À l’époque, les deux premiers de chaque conférence étaient exemptés de premier tour). Une prophétie devenue slogan.

Les 76ers de 1983, l’équilibre parfait
La saison régulière 1982-83 des 76ers est l’une des plus abouties de l’histoire de la franchise. Philadelphie termine avec un bilan de 65 victoires pour 17 défaites, le meilleur de la NBA cette année-là. Seuls les Celtics de 1986 (67-15) et les Bulls de 1996 (72-10) feront mieux à l’Est au cours des décennies suivantes.
Moses Malone justifie immédiatement son statut : 24,5 points, 15,3 rebonds, 2 contres et 1,1 interception par match. Il domine la ligue au rebond total (1375) et au rebond offensif (586), en jouant 78 matchs. Son activité constante dans la raquette transforme complètement l’équilibre des Sixers. Son impact ne se mesure pas seulement aux chiffres : il libère Julius Erving, stabilise la défense, donne à l’équipe une identité physique.
Erving, 32 ans, voit ses moyennes baisser légèrement (21,4 points, 6,8 rebonds, 3,7 passes), mais il joue plus juste. Il est moins spectaculaire, mais plus influent dans les moments clés. Son leadership devient plus silencieux, plus stratégique.
Autour d’eux, le collectif est taillé au cordeau : Maurice Cheeks à la mène, 26 ans, gère le tempo avec maîtrise (6,9 passes décisives, 2,3 interceptions). A ses côtés, l’arrière Andrew Toney, 25 ans, surnommé « The Boston Strangler« par les médias de la ville du Massachusetts pour sa capacité à dominer les matchs face aux Celtics, est une arme offensive létale (19,7 pts à 50% au tir). Enfin en sortie de banc, Bobby Jones, poste 4 et 6e homme modèle, est élu NBA All-Defensive First Team pour la 7e année consécutive.
L’équipe est la meilleure défense de la NBA (100,1 points encaissés par match), la 5e attaque (112,1 points marqués), et présente un net rating de +7,7 (1er de la ligue). Elle est en tête de la NBA au rebond, et première en pourcentage de réussite défensive.

La marche quasi-parfaite vers le titre
Les Sixers abordent donc les playoffs avec une confiance absolue. Tout au long de la saison, ils ont affiché une cohésion tactique et un sang-froid rarement égalés. Ils arrivent en postseason en tant que grands favoris, avec le meilleur bilan de la ligue et une faim insatiable.
Leur adversaire pour leur entrée en lice en demi-finales de conférence est New York. Les Knicks, emmenés par Bernard King, n’ont pas les armes pour lutter. King est encore en train de redevenir le joueur dominant qu’il sera lors de la saison suivante, et New York manque d’expérience collective. Les Sixers déroulent : +17, +15, +11, +10. Moses Malone impose son rythme dans la peinture avec 28 points et 17 rebonds de moyenne sur la série. Julius Erving joue à l’économie, Andrew Toney monte en puissance. L’écart est aussi bien tactique que mental : Philadelphie semble jouer une autre compétition, et sweep l’équipe de la « Big Apple« .
En finales de conférence, ils sont opposés aux Bucks. Milwaukee est une opposition plus sérieuse. Avec Sidney Moncrief, élu Défenseur de l’année, Marques Johnson et le vétéran Bob Lanier, les Bucks pratiquent un jeu dur, avec une défense bien structurée et une attaque en triangle efficace. Le Game 2 est une alerte : Milwaukee l’emporte 100-96 dans une salle pourtant acquise aux Sixers. Mais c’est la seule. Philadelphie reprend immédiatement le contrôle avec deux démonstrations à la MECCA Arena : +14 et +16. Malone écrase Lanier dans la raquette : 22,6 points et 15,4 rebonds de moyenne, et Maurice Cheeks brille dans l’ombre avec une gestion parfaite du tempo. L’impression est de plus en plus nette : cette équipe ne doute jamais. 4-1.
En Finales NBA, se dressent les Lakers du Showtime. C’est l’heure de la revanche. En 1980 et 1982, les Sixers avaient vu les Finales leur échapper face à l’équipe de Magic Johnson et Kareem Abdul-Jabbar. Cette fois, il n’y aura pas photo. Philadelphie verrouille la série dès les premières minutes du Game 1 (113-107), puis étouffe les Lakers dans les Game 2 et 3 (103-93, 111-94). La raquette est un champ de bataille, et Moses Malone en est le maître absolu : 25,8 points, 18 rebonds, 1,5 contre par match. Julius Erving complète avec une polyvalence calme (18 pts, 8,5 rbds, 5 ast), tandis que Toney continue d’enchaîner les tirs décisifs (23,5 pts à 52 %).
Chaque fois que tu regardais le terrain au quatrième quart, quelqu’un faisait un superbe play pour les Sixers… Malone était énorme. Il allait chercher un extra à la fin de chaque match. » – Bill Walton
A côté de cela, la défense est exceptionnelle : Magic Johnson est limité à 13,5 points et 7 passes sur la série, bien en deçà de ses standards habituels. Les Lakers perdent en moyenne 17 ballons par match, incapables de s’adapter à l’intensité physique imposée par les Sixers. Même Kareem Abdul-Jabbar (23,5 points sur la série) est usé par les efforts imposés au poste bas.
La série se termine sur un sweep. Les Sixers remportent leur 12e match de playoffs sur 13, et Moses Malone, élu MVP des Finales, voit sa prophétie presque se réaliser : « Fo’, Fo’, Fo’ » devient « Fo’, Fi’, Fo’ », une formule désormais entrée dans la légende. Un parcours presque parfait.
Moses [Malone] était littéralement le seul gars de la ligue auquel Kareem ne pouvait pas répondre. Il était trop physique et trop brutal. Kareem prenait son rythme avec des rebonds et des crochets. Moses ne le laissait jamais s’installer. » – Don Sperling, producteur principal chez NBA Entertainment pour Philly Mag

Le chef-d’œuvre oublié
Le 31 mai 1983, au Forum d’Inglewood de Los Angeles, les Philadelphia 76ers remportent donc leur premier titre NBA depuis 1967. Julius Erving soulève enfin le trophée qui manquait à son palmarès. Il est le dernier grand nom de l’ABA à devenir champion NBA. Moses Malone, lui, entre dans l’histoire. MVP de la saison et MVP des Finales, il rejoint alors Willis Reed (1970) et Kareem Abdul-Jabbar (1971) comme seuls joueurs à avoir réussi ce doublé.
Le titre des 76ers est une leçon de construction collective. L’équipe ne repose pas sur deux superstars, mais sur un équilibre quasi parfait : trois All-Stars (Malone, Erving, Toney), une défense d’élite, un banc précieux. Elle est coachée par Billy Cunningham, ancienne légende du club, qui devient à 39 ans l’un des plus jeunes coachs titrés.
Nous sommes allés en Finales quatre fois en sept ans de 1976 à 1983… mais gagner, c’est différent. Je crois que notre manière de gagner, et parce qu’on avait cette équipe, cela fait de nous la meilleure équipe de playoffs de l’histoire, et on devrait être dans cette conversation. » – Julius Erving
Et pourtant, ce sacre reste rarement cité parmi les plus grandes équipes de l’histoire NBA. Peut-être parce qu’il n’y a pas eu de suite. Les blessures, la fatigue, et l’émergence des Celtics et des Pistons font vite reculer Philly. En 1984, les Sixers sont sortis en demi-finale. En 1986, Malone part à Washington. En 1987, Julius Erving prend sa retraite. Fin de cycle.
Mais en 1983, pendant neuf mois, les Sixers ont été imbattables. Ils ont dominé la ligue avec une autorité rare : Meilleur bilan de la NBA; Meilleure défense; Meilleur rebondeur; 12 victoires pour une défaite en playoffs (92,3 % de victoires, 2e meilleure marque de l’histoire derrière les Warriors 2017)
Quarante ans plus tard, ce chef-d’œuvre reste éclipsé par le folklore du Showtime, la dynastie des Bulls, ou la révolution Warriors. Mais il rappelle une vérité simple : dans le basket, la domination ne passe pas toujours par le spectacle. Parfois, elle passe par le contrôle total et par la maturité. Comme diras Magic Johnson : « Je n’ai jamais pensé qu’aucune équipe pouvait nous battre quatre fois de suite, mais vous l’avez vu. Je n’ai jamais vu une telle équipe de ma vie« . Pendant la saison 1982-83, les 76ers étaient parfaits. Ou presque.