Figure oubliée du XXe siècle, le Libyen Suleiman Ali Nashnush fut à la fois basketteur international, acteur chez Fellini et recordman de taille. Mais au-delà de ces faits insolites, son parcours fait apparaître, en arrière-plan, une question qui est devenue très importante dans notre société : la représentation des corps atypiques dans la sphère publique. Retour sur une trajectoire trop souvent réduite à sa seule démesure.
Un corps avant son époque
Suleiman Ali Nashnush naît en 1943 à Tripoli, dans une Libye encore sous administration étrangère. Très tôt, son corps échappe aux normes biologiques. Atteint de gigantisme dû à une tumeur de l’hypophyse, il grandit jusqu’à atteindre 2,45 mètres à l’âge adulte. À cette époque, la médecine ne comprend pas encore bien ce type de maladie, et Nashnush attire vite l’attention dans tout le pays.
Mais contrairement à d’autres personnes touchées par ce syndrome, il conserve une mobilité et une relative autonomie physique. Ce corps, perçu comme handicapant dans d’autres contextes, devient alors un capital social. La Libye, en quête d’identité internationale dans les années 1960, y voit une opportunité : intégrer Nashnush à son équipe nationale de basket. L’homme joue un seul match en 1962, devenant officiellement le plus grand basketteur de l’histoire devant Alexandre Sizonenko.
Ce moment de sport, bien que fugace, marque une bascule. Nashnush n’est pas seulement un sportif, il devient une image. À une époque où la télévision fait ses premiers pas au Maghreb, sa silhouette démesurée incarne à la fois la fierté nationale et l’exotisme médiatique. Il n’est pas filmé pour ses actions de jeu, mais pour ce qu’il représente : une exception humaine, un corps spectaculaire.
Une image marquante : de Tripoli aux studios de Cinecittà
C’est son apparence hors du commun qui attire l’attention du grand réalisateur italien Federico Fellini. En 1969, à Rome, alors que le cinéma italien explore des formes nouvelles et imaginatives, Fellini prépare Satyricon, un film librement inspiré d’un texte antique. Il cherche des visages et des corps inhabituels pour donner vie à cet univers étrange. Suleiman Ali Nashnush est alors choisi pour un petit rôle, sans dialogue, mais visuellement très fort.
À l’écran, il ne dit rien. On ne connaît ni son nom, ni son histoire. Mais sa silhouette, enveloppée de tissus antiques, traverse les scènes comme une apparition mythique. Il est à la fois très présent et presque irréel. Ce n’est pas ce qu’il fait qui compte, mais ce qu’il dégage. Fellini, qui aime mettre en lumière des corps différents, ne le montre pas comme une bizarrerie, mais comme une figure légendaire.
Ce court passage au cinéma aurait pu passer inaperçu. Pourtant, il donne à Nashnush une forme d’immortalité. On le retrouve bien plus tard dans des vidéos sur internet, des documentaires ou des articles sur les personnes géantes. Il devient une image marquante, souvent reprise, un exemple précoce de ces « curiosités » qui deviendront virales avec l’arrivée du numérique.
Le corps vu, mais non écouté
Le paradoxe de Nashnush réside ici, sa taille lui donne accès aux images, mais pas à la parole. Il est montré, mais rarement interrogé. Aucune interview connue. Aucun récit biographique de sa main. Peu d’archives personnelles.
C’est ce silence qui rend son parcours si contemporain. À l’heure où les mouvements pour la représentation des personnes en situation de handicap ou de maladies rares gagnent en visibilité, Nashnush incarne l’inverse : un homme projeté dans la sphère publique malgré lui, sans accompagnement narratif. Son image existe, mais son histoire reste à reconstituer.
Il meurt en 1991, à 48 ans, dans une relative discrétion. Pas de cérémonie nationale, pas de reconnaissance posthume, pas de musée du sport libyen à son nom. Il laisse derrière lui une trace fragmentaire, paradoxale, celle d’un homme immense, mais invisible dans les récits collectifs. Pourtant, il était précurseur : premier à incarner malgré lui ce que deviendra, quelques décennies plus tard, un débat essentiel sur la place des corps atypiques dans nos sociétés.
Héritage silencieux, leçon contemporaine
Il n’a pas milité. Il n’a pas pris la parole dans les tribunes. Pourtant, sa simple présence dans le sport, dans le cinéma, dans l’espace public, oblige à repenser nos récits. Nashnush, c’est une icône, un symbole sans revendication. Mais sa trajectoire soulève les bons problèmes : ceux de la visibilité sans voix, de l’admiration sans considération, de la performance physique sans accompagnement humain.
Aujourd’hui, alors que les corps atypiques commencent à se réapproprier leurs récits dans les médias, les arts et le sport, Nashnush réapparaît en arrière-plan. Non plus comme une curiosité de livre des records, mais comme un pionnier involontaire. Son histoire ne réclame pas seulement d’être connue : elle appelle à être comprise, réhabilitée, et partagée. Car derrière chaque image figée, il y a toujours un homme.