Les dossiers précédents nous avaient rincés comme de vieilles serpillières. Pour mon collègue Richard McPrice, ce furent trois semaines à patauger dans un bourbier de matchs truqués et de farine illicite, pas celle qu’on mélange aux œufs façon Maïzena. De mon côté, je bouclais un énième loustic du gang des role player. Inoffensif, mais usant.

On avait rendu nos rapports, encaissé nos chèques, et depuis, c’était le désert. Pas un coup de fil, pas une piste à suivre, juste le tic-tac de l’horloge et l’odeur de café qui campait dans l’air comme Oakley dans la raquette du Madison Square Garden dans les nineties. Une autre époque.

Dans ce métier, l’attente fait partie du jeu. On sait qu’un jour ou l’autre, un dossier oublié va refaire surface, porté par un vent mauvais ou un type trop curieux. Alors on tue le temps comme on peut : clope au bec, pieds sur le bureau, le regard dans le vague, un œil semi-ouvert sur le League Pass. On se prend même à suivre la trade deadline, depuis que le petit yougo s’est vu inviter à changer de cantine, on est aux aguets.

Et puis un matin, entre deux parties de morpion sur un post-it et une tentative avortée d’aligner trois dossiers bien rangés, mon partenaire a levé la tête.

Dis moi J.C., t’as déjà entendu parler de Leo Ferris ?

J’ai fouillé dans ma mémoire, mais rien. Ferris dans mon esprit, c’est une marque de tondeuse. Pas un de ces types qui finissent avec un maillot accroché au plafond, ni un de ceux dont les frasques alimentent les pages des faits divers. Inconnu au bataillon.

Jamais, pourquoi ?

Parce que sans lui, la NBA n’existerait peut-être pas. Et aujourd’hui, rares sont les bougs qui se rappellent de lui. 

J’ai relevé les yeux. Une histoire d’oubli, de disparition. Un mec qui aurait changé la face du basket et qui avait été effacé des tablettes comme un mauvais payeur sur un carnet de comptes. Un cold case. On venait de tomber sur une affaire à notre mesure.

Leo Ferris en 1955. Crédit : Christian Figueroa

SUR LES PAS DE LEO FERRIS

Inspecteur Richard McPrice – Moline (Illinois) – un mardi.

Nous y voilà, une nouvelle enquête commence. Quand le dossier de Leo Ferris est tombé sur mon bureau j’ai eu du mal à le croire, comment cet homme a pu sombrer dans l’oubli ? J’ai pris mon imperméable, mon chapeau, les clés de ma Lincoln Continental et j’ai filé direction Moline pour comprendre le fin mot de cette histoire. 

Je connais bien Moline, j’ai déjà eu quelques affaires dans les parages. Je n’ai d’ailleurs pas manqué de m’arrêter chez Auntie Suzanne, on y trouve les meilleures tartes de tout l’Illinois. J’ai pris une part de ma préférée, celle à la rhubarbe. La serveuse, Molly, m’a fait un peu de gringue, mais son affreux bracelet rouge « Make America Great Again » m’a fait garder mes distances. 

De toute façon, le temps n’est pas à l’amusement, je dois chercher qui est responsable d’avoir fait plonger dans l’oubli Leo Ferris. Pour cela, il faut absolument passer par Moline, petite ville de cette partie des États-Unis qu’on appelle les Quad Cities. C’est le surnom donné à cet endroit qui regroupe les villes de Davenport, Rock Island, Moline et East Moline, situé sur les bordures de l’Iowa et de l’Illinois. 

Leo Ferris, c’est une gueule à jouer la comédie au côté de Clark Gable et John Wayne, un don inné pour le business et un visionnaire. Son histoire ne commence pas à Moline, car notre gars est en réalité originaire de Buffalo dans le comté de New York. C’est d’ailleurs dans cette ville qu’il fait ses premières armes en tant que propriétaire d’une franchise. 

C’est avec son ami Ben « The Boobs » Kerner qu’ils fondent en 1946 l’équipe des Buffalo Bisons, une expérience qui tourne vite au fiasco. Tout le monde à Buffalo s’en tamponne du basketball professionnel et préfère se rendre au Madison Square Garden pour voir des matchs de NCAA. Après seulement 38 jours, Leo Ferris et Ben Kerner prennent la décision de déménager à Moline, et fondent les Tri-Cities BlackHawks. 

Quitter une ville proche de New York pour les Quad Cities peut sembler être complètement fou, mais c’est un coup de génie. Même si au début le public boude cette nouvelle franchise au profit de l’université d’Iowa situé à seulement cinquante kilomètres de là. La tendance s’inverse à partir de 1948 avec l’arrivée de bons résultats et désormais on compte plus de 3000 spectateurs par rencontre.

Les Quad-Cities sont la capitale du basketball professionnel aux États-Unis. » Leo Ferris

Ce succès est le fruit de la vision du duo Ferris/Kerner, les deux hommes croient dur comme fer que le basketball professionnel peut devenir un business à lui tout seul. Le modèle financier de l’époque est simple, de riches entrepreneurs comme Fred Zollner ou Frank Kautsky, mettent l’argent de leurs entreprises dans leurs clubs avec plus ou moins de retours sur investissement. 

Nos deux protagonistes pensent différemment, c’est leur franchise qui doit devenir leur principale source de revenus. Ainsi, ils pensent une nouvelle manière de gérer leur équipe, en y apportant une bonne dose de divertissement. Lors des mi-temps, acteurs, musiciens et autre spectacle en tout genre prennent place au grand plaisir des fans qui en redemandent. 

Leo Ferris a révolutionné le job de propriétaire d’une franchise professionnelle comme personne avant lui, cet homme est un génie. » John O’Donnell

Ces mots sont ceux du journaliste John O’Donnell, un homme qui avoue avoir grandement douté de Ferris avant de s’incliner devant son talent de promoteur. Il confie même que pour lui, Leo Ferris est le cerveau qui a permis l’expansion et le développement du basketball professionnel. C’est là que cette affaire prend de l’épaisseur, avec la fusion de la BAA et de la NBL initiée par Ferris.  

Leo Ferris (deuxième à partir de la gauche) avec Maurice Podoloff (au centre), Ike Duffey, Ned Irish et Walter Brown : les représentants de la NBL et de la BAA se serrent la main après avoir accepté la fusion qui allait donner naissance à la NBA en 1949. Crédit : John Lent/AP

L’INJUSTE TRAITEMENT DE LA FUSION

Lorsque la NBA et l’ABA fusionnent au milieu des années 70, la grande ligue absorbe sa concurrente et garde son nom de NBA. Rien de plus normal, la ABA est dans la dèche et la fusion permet à plusieurs de ses franchises de survivre. C’est un peu ce qui arrive au début des années 50, mais avec une fin qui laisse Ferris et la NBL dans les oubliettes de l’histoire. 

Leo Ferris, devenu président de la NBL grâce à ses compétences, souhaite plus que tout faire croître la popularité du basket pro. Une opportunité s’offre à lui, quand il entrevoit la possibilité de s’unifier avec sa rivale, la BAA. Cette dernière est aussi dans une passe difficile, la balle orange ne fait pas encore recette et les finances sont au plus bas. Une fusion serait l’occasion de solidifier le socle du basket pro, mais la BAA n’a pas très envie de fricoter avec la maison d’en face. 

Comme pendant les années 60 et 70, lorsque la ABA et la NBA se tirent la bourre, la NBL et la BAA se disputent les meilleurs talents du pays. Au cours de de l’intersaison de l’année 1949, se retrouve sur le marché le « Fab Five » de Kentucky, composé notamment des stars Alex Groza et Ralph Beard. Les deux ligues majeures se doivent d’avoir ces talents dans leur giron. 

C’est là que Leo Ferris décide de sortir l’artillerie lourde, il offre une franchise au Fab Five de Kentucky et crée l’équipe des Indianapolis Olympians. Le plan est le suivant, permettre aux joueurs d’être actionnaires de leur club. La proposition est si belle qu’elle ne peut pas être refusée. La NBL ne laisse aucune miette à la concurrence et réalise le hold-up parfait en s’octroyant les services du « Fab Five » au complet. 

La BAA la dans le baba et n’a plus qu’une seule solution, accepter la fusion pour ne pas se voir sombrer face à la NBL. Le coup de force est un coup de génie, le journaliste John Whitaker qualifie l’opération de « mariage au fusil de chasse effectué par le propriétaire le plus influent de tous les États-Unis », Leo Ferris. 

Cependant, et contrairement à l’ABA et la BAA, il est impossible de trouver une trace de la NBL dans les archives de la NBA. La NBL est effacée des tablettes sans qu’on ne sache vraiment pourquoi. Quand on se penche sur le sujet, prendre en compte la NBL change pas mal de choses. Déjà, c’est un titre de plus pour les Lakers, un autre pour les Sacramento Kings et deux de plus pour les Pistons. 

C’est aussi un championnat de plus dans la besace de George Mikan, qui gagne un titre en 1947 avec les Chicago American Gears. Enfin, c’est trois bagues pour la ville d’Akron et l’Ohio qui n’aura donc pas eu besoin d’attendre LeBron James pour garnir son armoire à trophée. Je fais l’impasse sur des franchises aujourd’hui oubliées, car la NBL a une belle petite histoire qui commence en 1937. 

Après avoir découvert tout ça, il me faut me poser quelques instants. Je me sers un verre de Scotch avec des glaçons et je lance le morceau « Take 5 » du Dave Brubeck Quartet. La pointe de ma cigarette s’enflamme en même temps qu’arrive le son iconique du saxophone de Paul Desmond. Le solo de batterie résonne comme autant de questions qui se chamboulent dans ma tête. 

Pourquoi la NBA a sciemment décidé de cancel la ligue qui a permis de sauver quelques-unes de ses franchises les plus emblématiques. Sans Leo Ferris, que seraient devenus, les Knicks, les Warriors et les Celtics ? D’ailleurs, j’ai une piste qui remonte à Boston. J’ai bien connu une Daisy là-bas, mais si mon indic a vu juste pas de temps à perdre pour la gaudriole. Si son tuyau est bon, nous sommes sur un sérieux suspect. Je me demande où en est mon partenaire J.C, est-ce qu’il a lui aussi réussi à glaner des informations ? 

Christian Figueroa avec son épouse et son fils, Christian, avec une plaque en l’honneur de Leo Ferris lors de la cérémonie d’intronisation au Hall of Fame du Grand Syracuse en octobre 2017. Crédit : Christian Figueroa

LE TÉMOIN

Inspecteur J.C. Daugherty – Boston (Massachusetts) – le mercredi suivant. Première journée d’entretien avec Christian Figueroa, neveu de Leo Ferris.

Dans une affaire vieille de plusieurs décennies, les témoins se font rares . Les proches sont au mieux rangés des voitures, au pire ont glissé dans le trou. Et puis parfois, ils vous en tombent un du ciel, du genre volontaire et studieux, qui vous monte la jauge de progression de moitié rien qu’en ouvrant la bouche.

Cet oiseau rare se nomme Christian Figueroa. Pas de mention dans notre base de donnée, si ce n’est une fiche d’état civil mentionnant « Acteur et chanteur Portoricain ». Au premier abord, j’ai cru reconnaître un ex de Jennifer Lopez, mais très vite l’homme me rassure :

Je suis l’arrière-neveu de Leo Ferris. Il était l’oncle de ma mère.

Vérification effectuée, l’homme dit vrai. Mais tout cela me semble un peu sorti du diable vauvert. Je lui demande de m’en dire plus sur son lien avec Ferris :

J’ai entendu parler de Leo Ferris pour la première fois lorsque j’étais enfant. Je regardais un match NBA à la télévision et ma mère m’a soudain dit : « Sais-tu que mon oncle Leo a inventé l’horloge des 24 secondes? J’étais choqué et surpris. Chaque été, lorsque je rendais visite à la famille de ma mère à Elmira, dans l’État de New York, Beverly, la veuve de Leo, partageait avec toute la famille de nombreuses anecdotes sur la NBA. Elle apportait des photos et des coupures de presse des années 1940 et 1950… J’ai vraiment apprécié d’apprendre à quel point Leo était important pour la NBA.

Ce Figueroa est loquace, et semble avoir bien creusé le sujet. Je le laisse dérouler, le bloc-notes risque d’être joliment noirci, mais si ça peut m’éviter de trop turbiner par monts et par vaux, je prends. Ce Christian a plus que prémâché notre travail sur le dossier :

J’ai passé les neuf dernières années à faire autant de recherches que possible sur l’incroyable carrière de Leo dans le basket-ball. J’ai décidé de le faire après le décès de Jaime, la fille de Leo, en 2014. Je voulais partager l’histoire de Leo avec mon fils, alors j’ai décidé de faire des recherches sur Internet, dans les bibliothèques et dans les vieux journaux pour trouver des informations et des preuves. La veuve de Leo, Beverly, et sa fille Jamie, essayaient de faire reconnaître Leo dans les journaux, mais elles étaient trop occupées à s’occuper de Leo lorsqu’il est tombé malade de la maladie de Huntington. Plus tard, Jaime a hérité de la même maladie génétique mortelle et elles n’ont donc pas pu faire grand-chose pour corriger les inexactitudes historiques.

Une fois le contexte et le CV balayé, je lui présente les avancées de mon collègue Richard sur le dossier. Figueroa sent qu’on a pris l’affaire au sérieux et est en confiance totale. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi son grand-oncle a été mis de côté de la sorte, et visiblement notre homme non plus : 

Il y a plusieurs raisons pour lesquelles Ferris n’a pas été reconnu par la NBA. Il a quitté le basket professionnel et s’est retiré de la NBA à l’âge de 38 ans. Certains de ses accomplissements ont été oubliés, d’autres ont été intentionnellement effacés et d’autres encore ont été attribués à tort à d’autres personnes. Lorsqu’il l’a découvert, il était en train de mourir de la maladie de Huntington, qui l’a privé de la capacité de parler.

Une autre raison est la création de la NBA. La BAA ne voulait pas fusionner avec la NBL et les audacieuses manœuvres exécutives de Leo ont forcé la BAA à s’asseoir à la table des négociations…

En imposant la fusion qui a donné naissance à la NBA en 1949, Leo Ferris a mis dans l’embarras les puissants responsables qui, en retour, ont tenté de l’effacer de l’histoire. Ces hommes ont constitué les premières classes intronisées au Naismith Basketball Hall of Fame et ont pris les décisions.

Pour cette première journée d’entretien avec le petit neveu de Leo Ferris, on peut dire que la pêche a été bonne. On se donne rendez-vous de nouveau d’ici quelques jours pour la suite. Le temps d’envoyer un premier rapport à McPrice.

Ce bon vieux Red Auerbach. Crédit : Dick Raphael / USA TODAY

LE PREMIER SUSPECT

Inspecteur Richard McPrice — Boston (Massachusetts) — un lundi.

Mon partenaire n’a pas chômé, il a comme à son habitude réussi à trouver un témoin clé pour faire avancer notre affaire. J’ai dévoré ses notes avec autant d’appétit que mon succulent Lobster Roll, et une de ses phrases m’a interpellé. 

Certains de ses accomplissements ont été oubliés, d’autres ont été intentionnellement effacés et d’autres encore ont été attribués à tort à d’autres personnes »

Cette déclaration colle en tout point avec ce que m’a annoncé mon indic. Ici, à Boston, un homme nourrissait un beef sérieux avec Leo Ferris. Le genre de parrain du basketball avec qui personne ne veut avoir de problème sous peine de finir les pieds coulés dans du béton et plonger dans l’oubli des profondeurs du fleuve Charles. 

Cet individu en a escroqué du beau monde, surtout du côté de Los Angeles, pour gagner des matchs, obtenir des joueurs, il est capable de toutes les roublardises. Il s’agit bien sûr du célèbre coach des Boston Celtics, Red Auerbach. Une chose est sûre, il déteste Leo Ferris et les exemples qui illustrent leur rivalité sont nombreux. 

En réalité, les hommes se livrent une véritable guerre de pouvoir que Ferris parvient bien souvent à remporter. Lorsque les Tri-Cities BlackHawk arrivent en NBA lors de la fusion, Leo Ferris devient le Manager des Syracuse Nationals au côté de son propriétaire, Danny Biasone. Ben Kerner se retrouve seul à Moline, et il embauche un nouveau coach, un certain Red Auerbach. 

Ben Kerner a un gros défaut, il est impulsif, il a la fièvre des transferts et cela bien avant que cette fichue maladie ne touche Nico Harrison des Dallas Mavericks. Un jour, sans prévenir, il décide de monter un échange incluant le joueur préféré de Red. Avec ce trade, Kerner se met Auerbach à dos et cela marque le début d’une détestation mutuelle. Le point culminant de ce Beef se passe à quelques minutes du coup d’envoi d’un match qui oppose les Hawks et les Celtics lors de la finale de 1957.

Les joueurs celtes sont à l’échauffement, mais beaucoup se plaignent de la hauteur du panier. Red Auerbach demande alors à ce qu’on le mesure. Ben Kerner qui assiste à la scène commence à invectiver son ancien coach. Red Auerbach se dirige vers lui, et selon la légende, il le sèche sur place avec un seul de poing. Ben Kerner est au sol, mis KO par l’entraîneur aux cigares.

Leo Ferris, réagis lors d’une réunion de la gouvernance de la NBA dont il fait partie. Il signale à Red Auerbach qu’il pose une réclamation à son encontre pour « agression préméditée ». Auerbach reçoit une amende de 300 dollars, les hostilités sont lancées entre les deux hommes. Suite à cela chaque occasion est bonne pour se prendre le bec. Cela ne fait que nourrir toujours plus la rancune de Red envers Ferris et celle-ci semble n’avoir aucune limite. Pire, Auerbach continue à la cultiver bien après que Ferris quitte la NBA en 1954.

Red Auerbach pratique le mensonge par omission. Lorsqu’il est amené à répondre sur des questions relatives à l’histoire de la NBA, il se garde bien de citer le nom de son rival de toujours. Il n’est pas le seul d’ailleurs, les pontes de la NBA sont pour la plupart des anciens de la BAA. Encore sous le choc de la déculottée que leur a infligée Ferris, ils taisent également son nom plutôt que de lui rendre hommage. Cela contribue à réduire la NBL à un simple souvenir fantomatique et à faire oublier l’homme qui les a mis dans l’embarras. 

De plus, effacer Leo Ferris à ces avantages, surtout pour Red Auerbach et les Celtics. Pour l’Histoire, la première franchise a sélectionné un joueur noir en NBA sont les bostoniens, avec Chuck Cooper en 1950. C’est une révolution même si c’est trois ans auparavant, le 15 avril 1947, que Jackie Robinson brise la barrière des couleurs au sein d’une ligue majeure avec l’équipe de baseball des Brooklyn Dodgers. 

Pop Gates, année et source de la photo inconnue

Pourtant, un autre athlète noir prend part au jeu d’une ligue professionnelle sept mois avant que Jackie Robinson ne change le monde du sport. Il s’agit de Pop Gates, ancienne gloire des New York Rens. Il devient l’ailier de classe des Tri-Cities BlackHawks après avoir été sollicité par… Leo Ferris. Pour lui, le basketball professionnel se doit d’avoir dans ses rangs les meilleurs joueurs et donc les athlètes afro-américains. 

La NBL franchit même un cap en 1948 avec la franchise des Daytons Rens. En effet, la ligue à besoin de remplacer l’équipe des Detroit Vagabonds Kings qui jette l’éponge face à leur déboire sportif et financier. Les joueurs des New York Rens sont invités à rejoindre la ville de Dayton et de devenir la première équipe de l’histoire composée exclusivement d’athlètes noirs. 

Dans la presse de l’époque, on souligne que c’est un événement sans précédent. Cependant, c’est aujourd’hui Red Auerbach qui est bien souvent salué (et c’est mérité) pour sa contribution active à la déségrégation du sport professionnel, alors que Ferris et la NBL passent à la trappe. Pour certains, c’est une injustice qui arrange bien le rancunier manager légendaire des Celtics. 

Alors oui, Red n’a pas aidé à rendre hommage à Ferris au moment où il le fallait. Certes, il a participé à son oubli et nous n’avons pas fini de voir son nom apparaître dans cette affaire. Mais bien qu’il ait sa part de responsabilité dans la disparition de Ferris, leurs querelles d’ego ne suffisent pas à faire de lui notre coupable. 

La piste Auerbach, bien que séduisante et pleine de surprises, ne fait qu’avancer d’un petit pas notre enquête. Elle montre que Leo Ferris a ses ennemis, et que la rancœur des dirigeants de l’époque à son égard n’a pas aidé à ce que s’installe son héritage comme celui de la NBL.

Je rejoins mon partenaire à la Taverne du Dragon Vert, je lui parle de mes découvertes et lui des siennes. Les bières et les cigarettes s’enchaînent les unes derrière les autres, et notre conversation s’achève à l’hôtel à l’heure où la nuit devient matin. Daugherty a rendez-vous demain pour une seconde discussion avec son témoin, j’espère pour lui qu’il arrive à trouver le sommeil.

Léo Ferris
Les Syracuse Nationals 1949-50, avec Ferris tout à droite et Danny Biasone, chauve assis en costume. Crédit : Syracuse.com (photo colorisée)

LE SECOND SUSPECT

Inspecteur J.C. Daugherty – Boston (Massachusetts) – Deuxième journée d’entretien avec Christian Figueroa, neveu de Leo Ferris.

La nuit a été courte. J’ai passé le plus clair de ma soirée à faire des bises à mon vieil ami Jack Daniel et à creuser l’ancienne enquête de McPrice sur la règle des 24 secondes, un élément capital pour l’affaire en cours. 

On bavasse, je ne mène pas ma barque comme je l’aimerai sur cette deuxième journée d’entretien. L’heure tourne. Figueroa va devoir prendre congé, il a des places pour un match des Celtics ce soir. Sur le mémo transmis par mon collègue McPrice, un nom est écrit en majuscule et surligné. Et il est dans la colonne des suspects. Il s’agirait de ne pas faire l’impasse. 

Ce blase, c’est celui de Danny Biasone. Un nom qui jusqu’à hier me disait vaguement quelque chose. Disons que j’avais de quoi le confondre avec un des acteurs de Goodfellas, vu le patronyme. Il s’avère que cet italo-américain était un gros poisson du basket en voie de professionnalisation aux US, le mémo est synthétique mais équivoque :   

“Fondateur et président des Syracuse Nationals / a soutenu l’instauration de l’horloge des 24 secondes en 1954 / intronisé à titre posthume au Hall of Fame en 2000 / Collaborateur indissociable de Leo Ferris / Suspect potentiel”. 

N’y aurait-il pas entourloupe autour de l’attribution de ce changement de règle majeur qu’a été l’horloge des 24 secondes ?

Alors que je pensais le déstabiliser à la simple évocation de Biasone, Figueroa déroule d’un air assuré :  

Les relations entre Biasone et mon oncle étaient très, très bonnes pendant de nombreuses années. Biasone demanda à Leo de rejoindre les Syracuse Nationals et le recruta depuis les Tri-Cities Blackhawks pour diriger les Nationals après avoir vu le succès que Leo avait à Moline avec les Blackhawks. 

Ils ont établi une bonne amitié lorsque Leo a fait signer Dolph Schayes et plus tard Al Cervi de la BAA aux Syracuse Nationals. En 1948, un an avant la fusion, Leo essayait de renforcer la ligue NBL et voulait s’assurer d’avoir les meilleurs talents. En tant que vice-président de la NBL, il a donc sauvé les Syracuse Nationals de la faillite financière et a renforcé leur équipe. Il était toujours propriétaire des Tri-Cities Blackhawks, mais en tant que vice-président de la NBL, il voulait s’assurer que les autres équipes de la ligue survivent. Danny était très reconnaissant et proposa officiellement à Leo de diriger les Nationals en 1949, puisqu’il a aidé l’équipe depuis 1948. Leo Ferris vend alors sa participation dans les Blackhawks et l’investit dans les Syracuse Nationals, dont il devient copropriétaire.

Al Cervi a dit un jour que lorsque Leo était avec les Nationals, Danny suivait toutes les décisions de Leo parce qu’il lui faisait confiance. Pendant que Leo et Danny étaient ensemble, je pense qu’ils avaient une très bonne relation, il n’y avait pas de colère ou d’animosité lorsque Leo a démissionné en 1955.« 

Tout cela est bien gentil, mais Biasone faisait partie de nos suspects. J’accuse le coup et lui demande s’il n’a pas eu de différends avec Leo au fil des années. Il s’agirait quand même de soulever le lièvre :

Les problèmes ont commencé des dizaines d’années plus tard, lorsque Danny a commencé à s’attribuer tous les mérites pour des choses importantes et qu’il a laissé Leo en dehors de l’histoire.

Leo et sa famille sont devenus furieux de ne pas être reconnus pour avoir construit une équipe qui s’est rendue à trois reprises aux finales de la NBA.

Même si Leo a quitté les Nationals quelques mois avant qu’ils ne remportent le championnat NBA de 1955, c’est lui qui, en tant que manager général, avait constitué l’équipe et assemblé tous les effectifs. 

Danny n’a pas reconnu Leo pour sa contribution vitale et importante à l’horloge des 24 secondes. C’est l’une des règles les plus importantes de l’histoire du basket-ball. Avant l’horloge des 24 secondes, si une équipe était en tête, les fans savaient qu’il y avait peu de chances que l’équipe en retard gagne. La règle que Leo a co-créée a sauvé la NBA.

Que ce soit intentionnel ou non, des décennies plus tard, Danny s’est attribué tout le mérite de ce que Leo avait fait ou aidé à faire. Ils ont très bien travaillé ensemble, mais sans l’aide et les conseils de Leo, l’équipe aurait fait faillite en 1948.”

Une relation professionnelle qui devient amicale, puis qui se transforme en bataille d’égo, l’un voulant effacer l’autre des tablettes. Tristement banal mais tellement humain. Devenir un sale mec qui tire la couverture sur soi lors d’un accomplissement réalisé à plusieurs, c’est faire preuve d’égoïsme mais ça ne mérite pas la potence pour autant. On se donne rendez-vous le lendemain avec Figueroa pour un troisième et dernier entretien.

Le Naismith Memorial Basketball Hall of Fame, Springfield Massachussets. Crédit : Nexstar Media Inc.

LE COUPABLE

Inspecteur Richard McDrie — Springfield, Massachusetts.

Voilà, pour moi cette enquête touche à sa fin. Je prends quelques minutes pour me balader le long du fleuve Connecticut, histoire de faire le point sur toute cette affaire. Puis, pour être honnête, il faut que je digère cette Bratwurst que j’ai dévorée au Student Prince. La bouffe allemande me rappelle le pays, mais leurs Bretzels font la taille d’une jante alu de 16 pouces. 

Quand on s’intéresse à l’histoire de Leo Ferris et que l’on voit l’ampleur de tout ce qu’il a réalisé dans sa courte carrière, il est difficile de comprendre pourquoi il est tant oublié. Une question trotte dans ma tête depuis un bail, avait-il des ennemis prêts à l’invisibilisé par simple vengeance ? 

Cette interrogation a trouvé des réponses grâce à un certain Goh Low, une source qui s’est également penchée sur cette histoire. D’ailleurs, c’est en grande partie à l’aide de son travail que mon enquête a pu découvrir son angle d’attaque. Il nous révèle l’implication de Red Auerbach, et les manquements de Danny Biasone. Comme mon binôme, il a consulté Christian Figueroa, qui en plus d’être un excellent témoin et vraisemblablement celui qui a le plus, et le mieux investigué sur la vie de Ferris.

Grâce à lui, Low parvient à nous planter le décor du combat Auerbach/Ferris et il nous permet même de voir plus loin. Car Goh Low, dit avoir perdu beaucoup de respect pour Red Auerbach. Cela après avoir découvert les travaux du journaliste Sean Kirst, qui est sans doute un de ceux qui a le plus bataillé pour la cause de Leo Ferris. Dans un de ses papiers, il relait cette affirmation du coach des Boston Celtics. 

« The 24 Shot Clock Market », Monument et plaque honorifique à Syracuse, érigée en 2005. Ferris et Biasone sont crédités. Crédit : Mollie

Danny Biasone a inventé l’horloge des 24 secondes tout seul. »

Cette phrase qui peut sembler anodine prend donc un tout un autre sens lorsqu’on est au fait de la rivalité entre Auerbach et Leo Ferris. En terminant cette déclaration par « tout seul », Auerbach efface Leo Ferris du tableau. Toutefois, je suis moins sévère que lui à l’égard de Red Auerbach. 

Qu’un homme sombre dans la bêtise pour de simples bisbilles ayant froissé son ego est malheureusement bien banal et le constat est le même pour Danny Biasone. Leur responsabilité ne fait aucun doute, et une fois de plus l’absence de Ferris dans le récit de l’histoire de la NBA fait bien leur affaire. 

Danny Biasone devient le père de l’horloge des 24 secondes, et Red Auerbach devient celui qui a lancé la mode du Run & Gun, ce style de jeu qui domine la NBA pendant presque 20 ans. En réalité, l’horloge et le Run & Gun sont liés et celui qui est à l’origine de ces changements majeurs se nomme Leo Ferris. 

Notre coupable, ce n’est pas un homme ni deux, c’est une organisation. C’est ici à Springfield qu’elle a son siège. C’est une vaste nébuleuse, qui fait bien souvent parler d’elle sans qu’on sache réellement comment elle fonctionne. Elle a le pouvoir de vous rendre immortel, ou de vous condamner à l’oubli. 

Avec mon partenaire, il est évident qu’elle est devenue au fil des ans la grande coupable d’un bannissement volontaire de Leo Ferris. Aujourd’hui elle est la seule à pouvoir lui rendre ses lettres de noblesse, tant et si bien qu’elle trouve le courage de le faire.

Mon acolyte est actuellement avec Figueroa pour leur dernier entretien, il doit lui faire part de nos conclusions. Soit il est d’accord avec notre constat, soit on s’est planté sur toute la ligne. Il est le seul qui peut nous confirmer que le coupable se trouve ici, dans ce qu’on appelle le Temple de la Renommée.

Inspecteur J.C. Daugherty – Boston, Massachusetts – Troisième journée d’entretien avec Christian Figueroa, petit-neveu de Leo Ferris.

On avait posé les jalons, il est temps maintenant d’aller dans le dur. Il est incompréhensible que Ferris ait été mis de côté de la sorte par la Ligue. Auerbach et Biasone ne sont clairement pas blanc comme neige dans cette histoire, mais c’est insuffisant pour justifier pareille omerta. 

Je partage mes recherches récentes sur le Hall of Fame avec Figueroa, dans le cadre du dossier Larry Foust. C’est le royaume d’opacité par excellence, une armée de l’ombre qui ne dit pas son nom. Pour McPrice, il faut appuyer sur cette entité, les vrais brigands, c’est eux. Sur les critères d’admissions, Christian Figueroa est certain d’une chose : 

Ça a changé au fil des ans. Il s’agit d’un événement avec un public, donc ils veulent vendre des billets. La nomination de Leo relève du « comité des vétérans » et il figure sur la liste des contributeurs. C’est un honneur d’être nommé, mais il aurait dû être intronisé au cours dès 1959 sur la base de son curriculum vitae. Lorsque j’ai démarché la Ligue pour qu’elle réhabilite mon oncle, elle n’a pas du tout réagi. Après avoir soumis toutes mes recherches, photos et documents historiques sur Leo Ferris au Naismith Basketball Hall of Fame, ils l’ont nommé huit années de suite, mais n’a jamais été intronisé.”

C’est sa manière polie de confirmer nos soupçons, tout concorde. Dans cette histoire, le coupable n’est pas un bonhomme isolé mais une organisation dans son ensemble. 

Ce Figueroa me semble combatif mais isolé. Du genre solitaire qui bosse sans appui. Mais ce n’est qu’en apparence. Car lorsque j’essaie d’en savoir plus sur les soutiens et sympathisants à la cause Ferris, on ne trouve que du beau linge : 

De nombreux contemporains de Leo Ferris sont décédés. J’ai pu parler à deux de ses anciens joueurs avant qu’ils ne décèdent. Billy Gabor et Whitey Von Nieda. Ils étaient très gentils et appréciaient le rôle de Leo dans leur carrière. Actuellement, les personnes qui soutiennent la cause de Leo sont des journalistes et des historiens. Sean Kirst, journaliste à Buffalo, NY (Buffalo News) a écrit de nombreux articles sur Leo. Mike Waters du Syracuse Post Standard. Karen Given de la radio NPR, Seerat Sohi de Sports Illustrated et Arash Markazi d’ESPN. L’historien Curtis Harris est également un grand supporter. Le maire de Syracuse a écrit une lettre de soutien pour sa nomination au prix Naismith et le président de la Huntington’s Disease Society of America (HDSA) a également écrit une lettre au Hall of Fame.”

Fin de l’entretien avec Figueroa, qui nous aura bien prémaché le travail, l’homme connaît son histoire familiale sur le bout des doigts, et par extension l’histoire de la Ligue, dans ses aspects les moins glorieux.

Et voilà. On peut plier les gaules, ce dossier a mis du temps à se boucler, mais on en a vu le bout. Boston c’est sympa deux minutes mais pour une cure de vitamine D on va mettre le cap un peu plus au sud, ça ira mieux.

Leo Ferris n’a pas été oublié par accident. Son nom a été gommé, balayé d’un revers de manche par ceux qui réécrivent l’histoire à leur convenance. Biasone a pris le crédit, Auerbach a fermé les yeux, et le Hall of Fame a enterré l’affaire sous une pile de dossiers sans jamais rendre justice à l’un des bâtisseurs du basket moderne. 

Avec McPrice, on boucle ce dossier, sans laisser de tâches, hormis peut-être sur nos poumons : la gauloise sans filtre par douzaine et le mauvais whisky de prolo, ça ne rajoute pas des années d’espérances de vie. Mais on a fait notre boulot, on badge à la pointeuse l’esprit tranquille. Reste à voir si le Hall of Fame aura un jour le courage de faire le sien.

Un grand merci à Christian Figueroa d’avoir pris le temps de répondre à nos questions. Pour suivre son travail sur ce dossier : son compte X et sa page Facebook

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