En 1997, la WNBA naît sous les projecteurs, portée par l’espoir de révolutionner le sport féminin aux États-Unis. Toutefois derrière la fête médiatique, se cache une histoire complexe, où l’ambition sportive se heurte aux contraintes sociétales et commerciales. Retour sur une saison inaugurale à la fois pionnière et marquée par de nombreux compromis, qui façonnera pour longtemps l’image et l’avenir du basket féminin.
Le 21 juin 1997, au Great Western Forum de Los Angeles, les Los Angeles Sparks affrontent le New York Liberty. Pour beaucoup, c’est un match comme un autre, mais pour le basket féminin, c’est une révolution. Ce match inaugural de la Women’s National Basketball Association (WNBA) est diffusé en direct sur NBC, une première pour une compétition féminine professionnelle aux États-Unis. L’engouement est tel que même Bill Clinton, alors président des États-Unis, envoie un message de soutien. Cependant, derrière cette vitrine se cache une stratégie extrêmement contrôlée.
L’histoire officielle dit que la NBA a eu une idée brillante : créer sa propre ligue féminine, là où d’autres initiatives échouaient. Ce n’est pas faux. David Stern, visionnaire autant que stratège, voyait dans la création d’un circuit estival féminin une manière d’occuper l’espace médiatique pendant la trêve NBA, tout en contrôlant le récit autour du sport féminin. Cependant, l’ABL (American Basketball League), lancée en 1996 par des investisseurs indépendants, proposait pourtant de meilleurs salaires et un jeu plus technique. Mais elle n’avait aucun contrat télé majeur, une visibilité très limitée, et refusait l’association avec des franchises NBA. L’ABL cessera néanmoins ses activités dès décembre 1998, après seulement deux saisons.
En face, la WNBA bénéficiait d’un lancement massif sur NBC, ESPN et Lifetime, de sponsors partagés avec la NBA et d’un soutien logistique sans équivalent. Et même si la « sœur » de la NBA n’est donc historiquement pas la première compétition professionnelle de basket féminin aux États-Unis, elle a l’avantage d’avoir une production soignée, un slogan marquant : « We Got Next » , et surtout des équipes associées à des franchises NBA (Sparks/Lakers, Liberty/Knicks,…).
Il fallait que les gens acceptent l’idée qu’une femme pouvait être une athlète de haut niveau et une personnalité accessible. La ligue a voulu créer cette image là. » – Val Ackerman, première présidente de la ligue, dans une interview pour ESPN (2017)
Mais derrière cette ambition sportive se cache aussi une logique économique. La WNBA n’était pas seulement un projet pour promouvoir le basket féminin, c’était aussi un produit commercial pensé pour générer de nouveaux revenus. En 1996, la NBA réalise déjà plus de 2 milliards de dollars de revenus annuels, mais les dirigeants cherchent à élargir leur audience. En lançant la ligue en été, elle cherche donc à capter l’attention des fans pendant sa pause, à valoriser ses franchises en étendant leur image, et leurs sources de profits via les droits TV, la billetterie, les sponsors et le merchandising. Ce calcul économique est réalisé dans un souci constant de rendre la WNBA attractive, viable et rassurante pour un public encore hésitant.

Des stars façonnées WNBA pour séduire le public
Pendant des décennies, les joueuses américaines de haut niveau n’avaient qu’un horizon : l’Europe. Cynthia Cooper, par exemple, a passé dix ans en Italie, où elle dominait tout, sans jamais décrocher une couverture de magazine. En 1997, à la création de la WNBA, elle revient. Elle a 34 ans, personne ne parie sur elle. Elle est sélectionnée par les Houston Comets, une franchise dirigée par Van Chancellor. Et elle explose tout. Meilleure marqueuse de la ligue, MVP de la saison et des Finales. Houston est champion. Cooper est sensationnelle. Pourtant, le visage que la ligue montre au public reste celui de trois autres joueuses : Lisa Leslie, Rebecca Lobo et Sheryl Swoopes.
Ce n’est pas anodin. Leslie est une géante charismatique, formée à USC, ancienne mannequin, et première femme à dunker en WNBA. Lobo est la fille idéale dans les hautes sphère américaines : sortie de l’université de Connecticut, blanche, éloquente. Swoopes, elle, est la première joueuse à signer avec la nouvelle ligue professionnelle féminine. Elle est également la première femme à signer avec Nike, quelques mois avant même sa première apparition sous le maillot des Comets. Elle est enceinte lors du lancement de la ligue. Son retour, six semaines après avoir accouché, est scénarisé par les médias. Trois profils, trois visages, une même ligne : la respectabilité. Le professionnalisme. L’accessibilité.
La ligue voulait créer des modèles, pas juste des stars. L’idée, c’était que ces femmes étaient des « bonnes filles », intelligentes, responsables, talentueuses. Pas menaçantes. » — Lindsay Gibbs, journaliste (Power Plays)

Crédit : Nathaniel S. Butler
Ce modèle de communication s’inscrit dans une longue tradition américaine : celle du sport féminin encadré par des hommes. En 1997, la présidence de la WNBA est confiée à Val Ackerman, une ancienne joueuse mais aussi une diplomate de la NBA. Tout est contrôlé. Les maillots sont près du corps, le logo reprend la silhouette d’une joueuse, un écho visuel au logo NBA, mais féminisé et lissé. La narration médiatique tourne autour de la beauté du jeu et de l’intelligence collective. Rarement de puissance, de confrontation ou d’individualisme. La WNBA se veut professionnelle, mais sans reprendre tous les codes de la NBA. Elle ne doit pas être une copie. Elle doit être un produit complémentaire.
Ce « produit » repose sur un non-dit fondamental : l’homosexualité. En 1997, aucune joueuse active ne parle ouvertement de son orientation sexuelle. Pourtant, dans les vestiaires et au sein de la ligue, l’homosexualité de certaines joueuses était un secret de polichinelle, mais le silence est total. Un silence stratégique. L’Amérique post-Bill Clinton n’est pas encore prête, pense-t-on, à accepter une ligue perçue comme « trop queer« . Et donc, on gomme. On lisse. Les femmes sont sportives, oui, mais féminines, accessibles et hétéro-compatibles. Ce n’est que plusieurs années plus tard que certaines joueuses prendront la parole. Sue Wicks, ancienne joueuse des Liberty, dira dans le New York Times en 2002 :
Je suis lesbienne. Tout le monde le savait, mais personne ne disait rien. »
Une révolution qui a mis du temps à s’assumer
Pourtant, sur le parquet, la qualité est là. Le jeu est tactique et intense. Les Houston Comets roulent sur tout le monde. Leur trio Cooper-Swoopes-Thompson, c’est du basket champagne. Les matchs attirent du public : 14 000 de moyenne pour les Sparks, 16 000 à New York. Les cotes d’audience sur NBC dépassent les espérances. En tout, la saison 1997 a rassemblé plus d’un million de spectateurs dans les salles. Les maillots se vendent. La finale, diffusée le 30 août 1997, oppose Houston à New York. Elle attire réuni 5,2 millions de téléspectateurs sur NBC. Cooper est impériale (25 points). Houston s’impose, obtient son premier titre, le premier de l’histoire de la WNBA.
Cependant, très vite, un écart se creuse entre l’image et la réalité. Cynthia Cooper, malgré ses exploits, est peu utilisée dans les campagnes marketing. Trop vieille, trop intense dans son jeu, dans sa manière d’occuper l’espace, trop hors cadre. Elle a d’ailleurs écrit une tribune expliquant qu’elle souhaitait que son nom et celui de toutes ses autres coéquipières de la dynastie des Comets, quadruples championnes de 1997 à 2000, soit plus respecté. (I Want My Damn Respect, Too)
Le récit officiel, lui, reste centré sur les visages validés par la ligue tout comme c’est le cas pour la mémoire collective. Pendant des années, la première saison est mal archivée. Peu de vidéos disponible et peu de retransmissions conservées. La WNBA ne fait même pas de documentaire pour raconter cette époque. Comme si la ligue, en grandissant, avait préféré oublier ses balbutiements.

Et pourtant, ce qui s’est joué en 1997 est essentiel. La création de la WNBA est un acte politique. Une volonté de définir ce que pouvait être, et ne pas être, une ligue professionnelle féminine. C’est une négociation constante entre reconnaissance et effacement. Pour exister, il fallait se conformer. Jouer selon les règles. Respecter les attentes. Ne pas faire peur. Ce compromis, si souvent imposé aux femmes dans le sport, est au cœur de l’ADN fondateur de la ligue.
Je suis fière d’avoir été là au début. Mais soyons honnêtes : on n’avait pas le droit d’être nous-mêmes à 100 %. Ce n’est venu que bien plus tard. » — Tina Thompson, Hall of Famer, interview WNBA.com (2022)
Aujourd’hui, la WNBA est une autre ligue. Une ligue militante, bruyante, politique. La star Brittney Griner a fait son coming-out en 2013. Sue Bird partage sa vie avec Megan Rapinoe, star du football féminin, et le couple s’affiche au Met Gala. A’ja Wilson parle ouvertement du racisme systémique. Angel Reese assume ses bagues, ses faux cils, sa personnalité. De plus en plus de joueuses se soulèvent pour réduire les inégalités salariales avec les hommes. Caitlin Clark, phénomène universitaire, attire des millions de téléspectateurs. Les chiffres explosent grace a ces « nouvelles stars » Mais ce que la ligue montre aujourd’hui s’appuie sur un passé difficile. Il faut regarder ce passé pour mieux comprendre le présent.
Parce que ce que la première saison de la WNBA révèle, ce ne sont pas seulement les débuts d’une ligue. C’est un miroir tendu à la société américaine. Une démonstration de tout ce qu’il a fallu lisser, corriger, formater pour qu’un sport féminin professionnel puisse être toléré et admiré. Ce sont des femmes brillantes, puissantes, talentueuses, qui ont dû s’ajuster à un moule. Elles l’ont fait. Et grâce à ça, les suivantes ont pu le casser.
La vraie victoire de 1997, ce n’est pas seulement celle des Comets. C’est celle du compromis qui a permis à la WNBA de survivre. Et aujourd’hui, alors que la ligue entre dans une ère de transformation radicale, il est temps de rendre hommage à ce premier match, à cette première saison, et à tout ce qu’elle a révélé : les limites du possible, mais aussi la puissance de celles qui les ont dépassées.