Il est temps désormais de faire du cas par cas et de s’intéresser aux carrières des joueurs les plus fameux du R&G. Entre ce qu’on sait et ce qu’on ignore, nous avons bien souvent une image rétrécie de ces légendes du jeu. De plus, une part de cette imagerie tient sur les lignes de stats folles de l’époque. Mais nous l’avons vu, ces chiffres nous mentent et nous induisent en erreur. Aujourd’hui on commence ce tour d’horizon des stars du R&G avec l’ailier fort Jerry Lucas.
Ce qu’on dit de lui
Pour débuter et mieux connaître Jerry Lucas, basons-nous d’abord sur ce que nous savons déjà. Du moins, appuyons-nous sur la manière dont il nous est décrit. Les présentations suivantes sont celles qu’on voit dans quasiment tous les articles ou vidéos disponibles.
Un intérieur sous dimensionné
Une fois encore, c’est notre regard habitué à la NBA moderne qui nous fait dire qu’il est petit pour son poste. En réalité, avec ses 2m03, il est totalement dans la norme du moment. C’est bien simple, entre 1957 et 1973 on ne trouve aucun ailier fort de plus de 2m08. En ce temps là, la ligue est totalement axée sur du Small Ball, même si le terme n’existe pas encore.
Jerry Lucas possède toutes les qualités d’un poste 4 de l’époque. Il est vif, avec un corps plus proche de celui d’un ailier que de celui d’un monstre des raquettes. Il est capable de shooter de loin, ce qui est répandu chez les ailiers forts. D’ailleurs, avant ses débuts dans la grande ligue, on s’interroge sur son positionnement sur le terrain.
On se demande s’il faut l’utiliser comme un ailier scoreur à la Elgin Baylor, ou s’il doit affronter les grands échassiers du championnat. Un journaliste sollicite le légendaire George Mikan. Pour lui, il n’y a aucun doute, il est impératif qu’il devienne un intérieur. S’il est conscient qu’il va souffrir face à plus immenses et plus physiques que lui. Il est néanmoins convaincu des qualités exceptionnelles de rebondeur du futur joueur de Cincinnati.
Dur au mal et guerrier
Sa réputation, il la gagne au cours de son cursus universitaire à la faculté d’Ohio State. Il est la superstar de son campus et forme un trio infernal avec Larry Siegfried et surtout John Havlicek. Lucas, c’est 25 points et 15 rebonds chaque soir. Lors de ses trois saisons sous le maillot des Buckeyes, il obtient 78 victoires pour seulement 6 défaites. Son équipe se hisse en finale trois années de suite et remporte une fois le championnat, de quoi l’ériger en véritable vedette.
De plus, il s’impose également aux Jeux olympiques de 1960 à Rome avec la sélection nationale. Une carrière déjà bien remplie pour ce jeune homme qui se plaît à l’université et qui ne semble absolument pas intéressé par la vie de basketteur professionnel. Ceci le pousse à faire un choix surprenant, car il décide de signer avec les Cleveland Pipers dans la défunte ligue ABL. Pourquoi ? Moins de déplacement, c’est proche de son école et il y a moins de rencontres dans ce championnat. Ce n’est pas une simple rumeur, il le déclare ouvertement dans les journaux.
« Le pire, c’est de voyager. C’est trop. Et il y a trop de matchs. À la fin de la saison, les joueurs ont l’air vraiment épuisés. Ce n’est pas ce que je veux faire. »
Or, il y a un souci, il est en même temps drafté par les Cincinnati Royals. Ces derniers sont bien décidés à le ramener dans leur giron. S’ensuit tout un imbroglio financier dans lequel les Pipers tentent de se trouver un fauteuil en NBA. Tristement pour eux, tout capote à cause de gros problèmes de trésoreries. Malheureux également pour Lucas qui reste une année complète sans jouer.
En fin de compte il rejoint la NBA, avec son lot de déplacements et son calendrier éreintant. Si dans un premier temps tout se passe bien pour la jeune vedette des Royals, sa renommée s’étiole au fil des saisons. Cet intérieur dur au mal et réputé pour sa défense perd de sa superbe. Cependant, pour le comprendre, il faut s’intéresser à son surnom.
Double vie
Tout d’abord, le fait qu’il souhaite rester proche de son université au point de faire quasiment un trait sur sa carrière NBA n’est pas anodin. C’est tout simplement un élève remarquable, mais aussi atypique. Depuis son enfance, il travaille sa mémoire sans relâche. Il développe alors une capacité de mémorisation hors du commun, ce qui lui vaut le sobriquet de The Computer. Les anecdotes à ce sujet sont innombrables, on ne s’y attarde pas. L’essentiel est de comprendre que pour lui le basket-ball n’est pas prioritaire et que son obsession est ailleurs.
Il souhaite se faire un million de dollars. En parallèle de sa carrière, il commence une vie d’homme d’affaires. Il crée des entreprises, mais également une chaîne de restaurants nommée Beef N’ Shakes. Elle lui rapporte bien plus d’argent que son salaire de joueur. Il devient un des tout premiers millionnaires de la ligue.
En revanche, cela pose un problème. Il est difficile d’être à la fois un businessman et un basketteur de NBA. Entre 12 et 16 heures de sa journée sont consacrées à la gestion de son fonds de commerce. Il ne pense qu’à cela et ne s’entraîne jamais en été. La partie business de sa vie lui occupe l’esprit H24 et cela même pendant les matchs. Il songe à prendre sa retraite vers la fin des années 60. En effet, on lui propose 1,5 million de dollars pour le rachat de ses firmes. Il refuse cette offre qui mettrait un terme à sa carrière à cause des obligations qu’elle engendrerait.
Un plaisir retrouvé
Le temps du guerrier des parquets semble bien loin. On se moque de lui en disant qu’il est le premier joueur NBA encore actif sur les terrains alors qu’il est en retraite. Sa capacité à défendre dure est perdue. Bob Cousy, son nouveau coach à Cincinnati, le trouve trop lent et trop mou. Enfin, il est fortement critiqué au cours de sa première saison à San Francisco, que ce soit par les fans ou les journalistes.
Il s’accroche, mais ses dettes sont colossales. Ses entreprises, ses économies, sa maison, il finit par tout perdre. Les franchisés de sa chaîne de restauration retirent son nom des enseignes. Ils ne veulent plus être associés à celui qui est considéré comme un looser. Une réaction qui fait écho à sa réputation de joueur. Car après de bons débuts, les résultats des Cincinnati Royals sont calamiteux.
Jerry Lucas s’est éparpillé durant sa carrière, négligeant le sportif au profit de la quête de son premier million. Maintenant qu’il vient de tout paumer, il se voit soulagé d’un poids. Le stress permanent de cette double vie a disparu et le voici à nouveau motivé à jouer au basket-ball. Le guerrier n’est pas mort, il avait juste la tête ailleurs.
« Ma vision a changé. J’ai plus de temps pour ma famille et pour moi-même. Perdre les restaurants a peut-être été la chose la plus chanceuse qui me soit jamais arrivée. J’ai plus d’amis maintenant, de vrais camarades. J’estimais que j’en avais quelques-uns en affaires à Cincinnati, mais il s’est avéré qu’ils n’étaient pas du tout mes copains. Pendant un bon nombre d’années, j’ai pensé que je devais gagner un million. Eh bien, je l’ai fait et je l’ai perdu. Je n’y pense plus. J’ai un esprit tranquille. La vie est amusante pour une fois et mon esprit est plus libre qu’il ne l’a jamais été. »
Double Double
Pour continuer le survol de son parcours, nous sommes obligés de passer par la case statistique. Quand on parle de lui, rapidement sont évoquées ses campagnes à 20 points et 20 rebonds de moyenne. Désormais, on le sait grâce aux épisodes précédents, il faut prendre les stats brutes de l’époque avec des pincettes. Alors cela donne quoi Jerry Lucas si l’on transpose ses chiffres hors du contexte du R&G ?
Ajusté sur 75 possessions (environ 36 minutes de jeu de nos jours), on est sur un rendement de 14 points et 13 rebonds environ. C’est tout à fait honorable mais on est loin d’être sur une performance All Time. Nombreux sont les joueurs avec des saisons de cet acabit dans l’histoire du basket-ball moderne.
Lorsqu’il arrive à San Francisco, on le critique fortement. Il ne score plus que 15 points pour 14 rebonds, alors qu’il est censé pouvoir faire plus. Pourtant, la seule chose qui différencie cet exercice moins prolifique des autres est son nombre de possessions jouées. Avant les Warriors, il jouait plus de 100 voire plus de 110 possessions par rencontre, ce chiffre tombe à 88 dans la baie. Il ne peut donc plus aligner de 20/20 comme avant au sein d’une équipe avec un tempo plus lent et où il passe moins de minutes sur le terrain. On lui reproche de ne pas assez scorer, alors qu’en réalité il est totalement dans ses standards.
L’année suivante, on salue son retour en grâce. Il marque désormais 19 points par match et semble avoir retrouvé de sa superbe. En vérité, il joue simplement plus de possessions et reste le même en attaque. Pire, il est moins efficace puisqu’il score 1,23 points par tirs tentés contre 1,27 la campagne précédente. C’est quelque part rassurant de voir que les statistiques nous trompent depuis toujours. Ce qui change pour lui est sans doute l’envie. Dorénavant, il ne pense plus qu’au basket-ball et cela doit se ressentir visuellement chez les fans et journalistes.
L’association Jerry Lucas – Oscar Robertson
On ne peut pas parler de Lucas sans prononcer le nom d’Oscar Robertson. Les années à Cincinnati ont été compliquées pour lui et pour de nombreuses raisons. On vient de le voir, il est loin de s’être totalement consacré à sa carrière de joueur et cela a peut-être fortement entamé son rapport avec le Big O. Les deux hommes finissent par ne plus pouvoir s’encadrer. Attention, à l’époque on n’échange pas les joueurs comme ça. Puis côté Cincinnati, on nourrit l’espoir d’un titre avec un duo qui est censé avoir le talent pour aller chercher une bague.
Il n’en est rien, la relation est toxique et atteint le vestiaire qui se scinde en deux clans, celui de Lucas et celui de Robertson. Année après année, le climat se détériore et la franchise devient la risée de la ligue. On pense trouver la solution avec l’arrivée de Bob Cousy au poste d’entraîneur. Ce dernier organise une réunion avec les deux stars des Royals afin de repartir sur de bonnes bases.
En réalité, l’ancien Celtics désire se séparer des deux joueurs. C’est l’intérieur qui fait ses valises en premier, direction San Francisco. Sur le papier, cette association meneur/intérieur avait tout pour plaire. La responsabilité de l’échec n’incombe pas qu’aux envies extra sportives de Lucas. Robertson est lui aussi un personnage compliqué. On s’attardera sur son parcours dans l’épisode qui lui sera consacré.
Comparaison
Avant ses débuts en NBA, certains désirent le voir transposer sa domination de la NCAA à la grande ligue. D’autres l’imaginent comme le nouveau Bob Pettit et être capable de faire passer un cap aux Royals. Celui qui est le plus proche du texte est sûrement Charles Wolf, ancien entraîneur de Cincinnati qui déclare ceci à propos de Lucas :
« Je pense qu’il ne sera jamais un grand scoreur, mais il aidera à mettre en place le jeu, à faire l’écran, à faire la passe. Très peu de grands joueurs de NBA sont de bons passeurs, mais Lucas a montré qu’il était à l’université. Il doit de la même façon bien se préparer mentalement et physiquement. »
C’est d’ailleurs cette vision du joueur qui est finalement la plus répandue à son sujet. On le voit comme un fort rebondeur, bon passeur, bon défenseur, qui ne sera pourtant jamais une superstar. En revanche, on pense qu’il peut apporter l’aide qu’il manque à Robertson pour passer des tours de play-offs.
Pour chercher un point de comparaison, nous allons éviter de nous emballer comme j’ai pu le constater dans quelques articles. Aveuglé par les saisons en 20/20, certains n’hésitent pas à mettre son nom à côté de ceux de Tim Duncan ou encore Kevin Garnett. Alex de la chaîne Trash Talk propose de le comparer à Bill Laimbeer.
C’est sans doute la meilleure analogie possible. Quasiment tout colle, au détail près qu’il ne s’est pas rendu aussi détestable que le pivot des Pistons. Cependant, beaucoup de caractéristiques rapprochent ces deux joueurs. Deux lieutenants aux services d’un meneur, deux forts rebondeurs peu gourmands en attaque, deux champions dévoués au collectif.
Gagner à nouveau
S’il a déjoué une partie de sa carrière, les choses changent avec les New York Knicks. Il y arrive lors de la saison 1971/72 avec des genoux en compotes. Douloureux depuis des années, ils ont d’ailleurs failli le pousser à la retraite dès 1965. Cependant, il est reboosté depuis son passage en Californie et désormais, il est dans une franchise qui connaît le chemin du titre. Il se place comme à son habitude en lieutenant, cette fois derrière Walt Frazier. Lucas accomplit son job, simple et efficace.
Il permet de soulager les Knicks de l’absence d’un Willis Reed blessé qui ne joue que 11 matchs. Il est fabuleux en playoff et New York se qualifie pour la finale en étant pourtant privé de leur star. Les pensionnaires du Garden s’inclinent en 5 manches face aux Lakers, mais Lucas vient de réaliser sa plus belle saison. Reed revient l’année suivante et le temps de jeu du Computer chute à 28 minutes. Peu lui importe, il joue collectif, défend et fait corps avec cet effectif dur au mal qui fait tant souffrir ses adversaires.
C’est avec un rôle moindre qu’il rencontre pour la première fois le succès en devenant champion NBA en 1973. En play-off, il ne passe que 21 minutes sur le parquet, pour 7 points et 5 rebonds de moyenne. Sa carrière se prolonge encore deux ans de plus, puis il décline et prend finalement sa retraite à 33 ans. Il se retire en ayant tout gagné, NCAA, NBA et médaille d’or aux JO.
Sa place dans l’Histoire
Alors quelle place pour lui dans l’histoire ? Pour moi, il n’y a pas de doute sur le fait que les saisons en 20/20 ont amené à le surestimer. Le joueur est très fort, son parcours est incroyable et que trop peu résumé ici. Mais sa trajectoire est également très sinueuse, désengagée une grande partie de sa carrière et compliquée collectivement si l’on prend son passage à Cincinnati.
Des joueurs dans son rang statistique, il y en a. Certains ont des histoires incroyables et sont tout aussi atypiques dans leurs genres que lui. Cependant, ils n’ont pas eu l’opportunité de jouer plus de 110 possessions par rencontre pour poser des stats hors norme. C’est pour cela que je voulais commencer avec Jerry Lucas. Il illustre à merveille comment nous avons bâti des mythes autour de l’ère du R&G.
Nous avons construit une image biaisée de son parcours. Dans NBA 2K, on lui accorde une note de 95 sur 100 et on lui donne également de belles places dans les classements en tout genre. Pourtant, au regard de sa carrière et de sa production réelle, c’est objectivement trop. Je suis persuadé que cela ne lui rend pas service, car au final on ne montre de lui qu’une image d’Épinal faite de statistiques trompeuses et d’anecdotes sur sa capacité de mémorisation. L’histoire de celui qui ne voulait pas être pro c’est effacé, comme celle de celui qui voulait être millionnaire.
L’héritage de Jerry Lucas
De fait, nous oublions que c’est finalement son amour pour la balle orange qui lui revient en pleine figure après s’être trop égarée dans ses rêves d’entrepreneuriat. Il est un des personnages les plus étranges que la ligue ait connu. Le premier joueur/entrepreneur, chose devenue si commune de nos jours. Il n’avait juste pas de quoi pouvoir assumer cette position à l’époque.
De nos jours, il est aisé pour un sportif de haut niveau de gérer un business quel qu’il soit en déléguant ses responsabilités. Lucas n’en avait pas la faculté, il lui fallait être partout à la fois. C’est cet aspect de sa carrière qui fait de lui un pionnier. Il est celui qui a permis aux athlètes de voir qu’il est possible de réussir financièrement au-delà des limites des parquets et cela dans n’importe quel domaine. Aujourd’hui, les stars du sport vendent leurs images, créent des entreprises, des marques et suivent ses traces sans même en avoir conscience de cet héritage.
C’est sans doute le plus gros legs que laisse Jerry Lucas lors de sa carrière. Mais ceci n’est pas parvenue jusqu’à nous. Le temps nous a fait oublier cette partie pourtant si importante et aussi imposante de sa vie. Sans contexte, les exploits, les statistiques et les anecdotes ne suffisent pas.
Conclusion
Le dossier Jerry Lucas est en soi un cas d’école dans notre quête de clarté sur la période du R&G. On comprend que surestimer la production d’un joueur à cause de ses lignes de stats est aisé et que cela déforme la réalité. D’un autre côté, on s’aperçoit que nous sommes également loin de tout savoir sur les légendes de cette époque.
La mode des classements All Time a permis de mettre en lumière les noms de nombreuses icônes. Cependant, cet exercice compliqué en a poussé beaucoup d’entre nous à résumer la carrière des légendes du R&G en se reposant grandement sur leurs statistiques. On s’en moque que Lucas soit un membre du Top 100 All Time ou pas. Ce qui est dommage, c’est d’avoir perdu en chemin la narration de son parcours.
Finalement, ce qui importe, ce n’est pas de savoir qui a le plus de sélections à un All Star Game et le plus de sélections All NBA. Ce qui est important c’est l’histoire. Avec le Run and Gun, il existe des points de faiblesses. Des zones grises qu’on a comblées avec des chiffres qui sans contexte, sont des leurres. Il faut remettre de la couleur dans ces zones.
[…] statistiques de Nate Thurmond sont colossales. On le sait, il faut se méfier d’elles. Tout comme Jerry Lucas dans le dernier article, il affiche des saisons avec 20 points et 20 rebonds de moyenne. Pour être […]
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